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PRAGUE
(avril
1992,
avec
Danielle,
Annie,
Patrick,
Jacky)
|
 |
Samedi
26
avril
1992
De
la
Prague
mythique
nous
n'avons
aperçu
que
de
lointains
clochers.
Autour
de
ce
qui
doit
être
la
vieille
ville
se
répandent
en
désordre
terrains
vagues,
usines,
entrepôts
et
cités
ouvrières.
Nous
aboutissons,
par
des
rues
défaites
et
mal
signalisées,
à
un
groupe
d'immeubles
dignes
de
la
Cuve
d'Orly,
ghetto
de
béton
surgi
à
la
hâte
dans
les
années
50
pour
caser
le
trop-plein
prolétaire.
L'impression
que
je
ressens,
le
cinéma
russe
m'y
a
accoutumé
:
misère,
tristesse,
déréliction,
le
décor
de
la
Petite
Véra.
Au
moment
que
nous
touchons
au
but,
après
de
nombreux
repentirs,
l'orage
s'annonce.
Un
vent
violent
et
chaud
souffle
en
tous
sens
entre
les
immeubles
sombres
que
séparent
des
parterres
de
gazon
élimé.
Dans
l'une
de
ces
termitières
se
trouve
l'appartement
que
nous
louons.
Un
relent
d'égout
nous
accueille
à
l'entrée.
La
plupart
des
boîtes
aux
lettres,
étonnamment
étroites,
sont
défoncées
et
le
nom
de
l'habitant,
absent
ou
illisible.
Les
ascenseurs
sont
en
panne.
Le
logement,
en
revanche,
est
coquet.
Aux
murs,
de
nombreuses
gravures.
Autour
du
téléviseur,
une
collection
d'alcools
étrangers,
que
cognac
et
whisky
dominent.
Une
maigre
moquette
au
sol.
Un
ameublement
soigné,
un
équipement
vétuste.
Un
seul
miroir,
dans
la
salle
de
bain,
au-dessus
du
lavabo.
|
|
L'orage
passé
et
la
nuit
venue,
nous
partons
en
quête
d'un
restaurant.
Nous
en
repérons
un
de
l'autre
côté
de
l'avenue
qui
traverse
Hloubetin,
notre
quartier.
La
salle
qui
tient
du
réfectoire
est
gonflée
de
fumée
et
de
vociférations.
Des
hommes
en
tenue
négligée,
le
menton
mal
rasé
et
la
chemise
déboutonnée,
vautrés
devant
des
bocks
de
bière
blonde,
devisent
bruyamment.
La
serveuse,
aimable,
n'entend
ni
ne
parle
l'anglais,
encore
moins
le
français.
Nous
comprenons
qu'elle
nous
propose
du
steak-frite.
Nous
acceptons
de
bon
cœur.
Elle
nous
abandonne
aussitôt.
L'attente
inexpliquée
dure.
Personne
ne
nous
prête
attention,
ni
le
personnel
affairé
ni
les
clients
désœuvrés.
Elle
revient
et
nous
conduit
au-dehors,
jusqu'à
une
construction
circulaire
que
l'enseigne
au
néon
intitule
"disc-bar".
Des
grilles
en
condamnent
l'accès.
On
nous
ouvre
et
nous
guide
jusqu'au
sous-sol.
Il
est
21
heures.
La
piste
de
danse
s'enroule,
vide,
autour
d'un
pilier
central.
Une
boule-miroir
suspendue
au
plafond
essaime
en
tournant
une
grêle
lumière.
Un
filet
d'images
incohérentes
coule
des
téléviseurs
perchés
sur
le
mur.
Nous
nous
installons
à
une
table
dressée
à
notre
intention,
près
du
bar.
La
nappe
est
tachée
et
trouée.
Un
garçon
sans
livrée
prend
notre
commande,
éteint
les
luminaires
et
lance
la
musique.
Sur
les
écrans,
Prince
s'agite.
Pendant
qu'on
prépare
notre
repas,
les
consommateurs
affluent.
La
salle
s'enfièvre
peu
à
peu.
Un
disc-jockey
prend
position
derrière
son
pupitre.
Une
musique
détonante
fuse.
Les
projecteurs
multicolores
mitraillent
les
ténèbres
où
se
morfondent
une
vingtaine
de
jeunes
Tchèques.
Deux
filles
potinent
à
une
table.
Elles
déclinent
les
invitations.
Le
jockey
fait
une
annonce
au
micro
puis
pousse
le
volume.
Le
bruit
est
insupportable,
du
rock
dont
on
s'enivre
en
buvant
son
Coca-Cola.
|
|
Dimanche
27
avril
1992
Le
lendemain
matin,
nous
gagnons
le
vieux
quartier
du
centre
par
des
artères
larges
et
rapiécées
qu'enfilent
des
tacots
endiablés
à
la
limite
de
leurs
possibilités.
Qu'ils
s'arrêtent
un
instant
et
l'on
craint
qu'ils
ne
puissent
plus
jamais
repartir.
Sur
les
pavés
disjoints,
ils
font
un
raffut
d'enfer.
Les
édifices
baroques,
aux
formes
raffinées
et
aux
couleurs
vives,
côtoient
des
bâtisses
raides
et
laides.
Place
de
la
Vieille
Ville,
un
jazz-band
de
Tchèques
ventrus,
rubiconds
et
hirsutes
égaie
les
touristes.
Garées
en
file
au
pied
de
l'Hôtel
de
ville
les
calèches
attendent
le
client.
A
11
heures,
l'horloge
astronomique
s'anime.
Un
squelette
armé
d'un
sablier
ouvre
la
ronde.
Les
douze
apôtres
défilent.
Les
vices
et
les
vertus
s'affrontent.
Au
dernier
coup,
un
coq
doré
dressé
sur
ses
ergots
lâche
un
cocorico
comique.
C'est
le
signal
que
guette
une
bande
de
comédiens
déguisés
en
mousquetaires.
Ils
croisent
le
fer
et
l'insulte
puis,
tous
morts
et
ressuscités,
font
la
quête.
Prague,
quant
à
la
beauté
que
recherche
le
voyageur,
vit
de
son
passé,
de
la
Contre-Réforme
et
de
l'héritage
austro-hongrois.
Les
bureaucrates
ont,
par
un
travail
de
sape,
ruiné
la
ville
d'or.
Au
luxe
des
ancêtres
et
des
anciens
occupants
a
succédé
le
fonctionnel.
Les
objets,
les
bâtiments
ont
été
conçus
au
moindre
coût,
pour
servir.
Ils
ne
doivent
pas
se
distinguer.
Les
cheminées
d'usine
défient
les
clochers.
Les
façades
grises
et
lépreuses
prolongent
les
frontons
baroques.
Quelques
buildings
vantards
dominent
le
paysage
hétéroclite.
La
rectitude
et
l'économie
des
formes
matérialisent
la
rectitude
des
idées
et
de
la
morale
publique.
Les
gens
ne
se
soucient
pas
de
l'apparence,
pas
plus
de
la
leur
que
de
celle
des
promeneurs
qu'ils
croisent,
indifférents.
Alors
que
dans
un
pays
du
Sud
on
se
sent
constamment
observé,
épié,
reluqué,
ici,
personne
ne
semble
regarder.
Si
les
touristes
n'étaient
pas
si
nombreux,
nous
passerions
inaperçus.
Les
chaussées
sont
peu
fréquentées,
les
trottoirs,
souvent
inexistants,
la
verdure
éparse
et
désordonnée.
Pas
de
policiers.
Le
lieu
est
indéfinissable.
Prague
est
tchèque
depuis
à
peine
74
ans.
Et
encore,
à
peine
le
fut-elle
que
la
dictature
la
contraignait
à
une
sèche
universalité
doublée
d'amnésie.
Entre
la
strate
austro-hongroise
et
la
chape
bureaucratique,
le
filon
proprement
autochtone
paraît
mince.
A
l'heure
de
la
libéralisation,
l'engouement
pour
la
civilisation
anglo-saxonne
engendre
d'amères
surprises.
Les
Pragois
semblent
confondre
le
"monde
libre"
avec
Coca-Cola,
Malboro
ou
Camel
-
auxquels
les
tramways
et
les
immeubles
prêtent
complaisamment
leurs
flancs.
|

A
l'entrée
du
théâtre |
Sur
le
pont
Charles
gardé
par
deux
tours
très
anciennes
et
les
saintes
statues
de
Brokoff,
une
foule
nonchalante
piétine.
Des
camelots
et
des
artistes
sollicitent
son
aumône.
On
y
vend
des
uniformes
et
des
insignes
de
la
Garde
Rouge,
des
poupées
gigogne
à
l'apparence
de
Gorbatchev,
des
bijoux,
des
photos,
des
estampes,
de
la
verroterie.
Des
groupes
chantent,
dansent,
jouent
du
folklore,
du
jazz
ou
du
blues.
Deux
adolescents
dégourdis
préparent
un
spectacle
de
marionnettes
traditionnelles.
Les
amoureux
s'embrassent
en
regardant
couler
qui
la
foule,
qui
le
fleuve.
Devant
l'Opéra
néo-renaissance
une
voiture
déglinguée
de
la
Policie,
sirène
à
l'américaine
hurlante,
débouche
en
catastrophe,
dérape
sur
les
rails
du
tramway
puis,
comme
ivre,
disparaît
en
zigzaguant.
Dans
le
parc
de
Mala
Strana,
des
statues
jalonnent
les
allées.
Le
poète
romantique
Macha
jouxte
Neruda
(Jan).
De
puissantes
révoltes
jalonnent
l'histoire.
C'est
place
de
la
Vieille
Ville
que
l'empereur
Ferdinand
II,
à
la
tête
de
la
ligue
catholique,
fait
décapiter
27
citoyens
de
Prague
pour
marquer
sa
victoire
sur
le
hussisme.
Les
têtes
sont
suspendues
longtemps
à
des
crochets.
Plus
tard,
le
sang
coule
à
nouveau
lorsque
les
Tchèques
réclament
l'indépendance
de
la
Bohême
et
revendiquent
leur
identité
slave.
La
langue
autorisée
depuis
peu
est
interdite.
Le
15
mars
1939,
Hitler
lançait
ses
troupes
sur
la
cité
d'or.
En
se
tournant
vers
le
socialisme,
les
Tchèques
espéraient
non
seulement
garantir
leur
indépendance
mais
aussi
cultiver
leur
personnalité
slave.
Les
Pragois
que
nous
croisons
sont
plutôt
courts
et
ronds
de
corps,
de
figure,
de
nez.
Leur
peau
est
rose
quand
elle
ne
vire
pas
au
rouge,
leurs
yeux
et
leurs
cheveux
sont
clairs.
|
|
Lundi
28
avril
1992
Les
rues
retrouvent
leur
animation.
A
tous
les
coins,
les
changes
ouvrent.
A
leurs
abords,
des
trafiquants
proposent
sans
guère
de
précautions
leur
cours
clandestin
en
nous
apostrophant
en
anglais,
puis
en
allemand,
puis
en
italien.
Le
français,
qu'on
entend
pourtant
partout
tant
il
est
parlé
par
les
nuées
de
touristes,
n'est
pas
compris.
Nous
déjeunons
à
Obecni
Dum,
dans
une
grande
salle
modern
style,
enfoncés
dans
de
molles
banquettes
tendues
de
velours
grenat.
A
l'entrée
des
toilettes,
contre
une
obole
qu'on
dépose
dans
une
soucoupe,
on
touche
deux
feuilles
de
papier
hygiénique.
La
Grande
Poste
a
des
allures
de
hall
de
gare,
en
style
nouille.
La
lumière
tombe
des
verrières
passées
au
blanc
d'Espagne.
Nous
flânons
devant
les
vitrines,
irrésistiblement
tentés
de
comparer
les
prix
affichés
avec
ceux
qui
se
pratiquent
dans
l'hexagone.
La
conclusion
est
invariable
:
incroyablement
pas
cher
!
Etonnant
et
insupportable
en
effet
de
constater
qu'un
même
objet,
fabriqué
en
Tchécoslovaquie
ou
même
en
France,
nous
coûte
moins
cher
ici
parce
que
notre
monnaie
est
plus
forte
alors
que
la
quantité
de
travail
contre
laquelle
on
l'échange
est
la
même.
Autrement
dit,
que
le
travail
d'un
Tchèque
vaut
moins
que
celui
d'un
Français.
Son
travail
et
sa
vie
?
|

Coiffeur
pour
tous
|
A
l'Hôtel
Europa,
place
Vàclavské
nàmêsti,
dans
un
luxe
Belle
Epoque
et
les
accords
d'un
pianiste,
nous
buvons
un
café
à
la
russe,
servi
avec
un
verre
de
vodka.
Puis,
sur
cette
place
la
plus
vaste
d'Europe,
nous
nous
recueillons
devant
le
monument
à
la
mémoire
des
victimes
du
stalinisme,
là
même
où
Yan
Palach
s'est
immolé
par
le
feu.
Monument,
c'est
beaucoup
dire.
Il
ne
s'agit
que
d'un
carré
de
pelouse
dans
lequel
sont
fichés
croix,
bougies,
portraits
des
martyrs
et
listes
de
noms.
Il
est
visité
en
masse.
Je
me
rappelle
les
photographies
de
Koudelka.
J'imagine
les
chars
russes
en
position
alentour.
Surveillant
la
place
du
haut
d'un
imposant
escalier,
derrière
la
sombre
statue
équestre
de
Saint
Venceslas,
se
dresse
le
non
moins
sombre
Musée
National.
Il
conte
l'histoire
de
la
nation
tchécoslovaque,
depuis
la
préhistoire
jusqu'à
la
fondation
de
la
république.
Dans
une
vitrine
sont
exposés
le
portrait
en
pied
d'Heydrich
et
des
photos
de
l'attentat
qui
a
été
fatal
à
ce
monstre.
|
|
Mardi
29
avril
1992
Nous
attaquons
le
Château,
ville
en
haut
de
la
ville,
hérissée
de
tours
et
de
flèches,
cité
à
la
fois
administrative
et
historique,
débauche
de
palais
au
raffinement
douteux.
Ici
l'artifice
est
roi.
De
part
et
d'autre
du
cœur
de
ND
de
Lorette,
deux
saints
montent
la
garde,
St
Felicissime
et
Ste
Marcia.
Les
statues,
impressionnantes
de
réalisme,
renferment
leurs
reliques.
Derrière
l'église
se
dresse
la
Santa
Casa,
cube
de
pierre
au
décor
intérieur
rouge
sang
dans
lequel
la
foudre
a
creusé
une
profonde
fissure.
Entre
autres
curiosités,
nous
contemplons
au
premier
étage
du
cloître,
un
fabuleux
trésor
où
brillent
l'or,
l'argent,
les
rubis
et
les
diamants.
A
la
Galerie
Nationale,
nous
nous
gavons
de
peinture
ancienne
et
moderne,
nourriture
riche
mais
passablement
consistante.
Puis,
l'œil
lourd,
nous
approchons
du
palais
présidentiel,
juste
à
temps
pour
assister
à
la
relève
de
la
garde,
alors
qu'un
vent
d'orage
se
lève.
Des
soldats
musiciens
de
rouge
vêtus
traversent
la
cour,
s'engouffrent
dans
le
palais,
puis
chacun
d'eux
réapparaît
dans
l'encadrement
des
hautes
fenêtres.
Ils
jouent
une
marche
enjouée
et
colorée,
aux
accents
modernes
où
je
crois
reconnaître
l'empreinte
de
Janacek.
Cette
parade
est
sans
solennité,
espiègle
même.
Au
Château,
il
y
a
beaucoup
à
voir,
une
profusion
de
détails
et
de
bizarreries
qui
cadre
mal
avec
la
vie
dépouillée
que
le
peuple
mène
en
bas.
On
s'extasie
devant
des
réalisations
qui
n'émanent
pas
de
ce
dernier
ni
de
son
histoire.
Du
décalage,
mais
aussi
de
l'invasion
touristique
à
laquelle
nous
participons,
naît
un
malaise
diffus.
Le
couvent
Strahov
abrite
une
auguste
bibliothèque
garnie
de
livres
au
couverture
de
parchemin,
de
peau
et
d'écorce.
Sur
les
globes
terrestres
qui
balisent
l'allée,
on
découvre
avec
enchantement
les
erreurs
des
premiers
cartographes.
Les
Indes
sont
ridiculement
réduites
alors
que
l'Europe
plastronne
dans
des
contours
exacts.
Sous
les
vitrines
du
vestibule
on
peut
observer
un
bric-à-brac
poussiéreux
de
coquillages,
fossiles,
animaux
empaillés
et
insectes.
La
cathédrale
St
Guy,
altière
-
il
a
fallu
mille
ans
pour
l'achever
-
mélange
allègrement
les
styles
:
roman,
gothique,
baroque,
rococo
et
j'en
passe.
C'est
un
autre
bric-à-brac.
Au
n°23
de
la
ruelle
des
Alchimistes,
dite
ruelle
d'Or,
s'élève
la
demeure
qu'occupa
Kafka
en
1916,
aujourd'hui
boutique
de
souvenirs
estampillés
"K".
Si
belle
cette
ruelle
où
se
serrent
les
unes
contre
les
autres
les
maisonnées
aux
façades
teintes...
Mais
se
serrent
aussi
les
vacanciers
armés
de
leurs
implacables
engins
à
prendre
les
images.
A
force
d'admirer
ce
que
tout
le
monde
admire,
on
est
saisi
de
dégoût
et
l'envie
de
fuir
s'impose.
L'auteur
du
Procès
dans
cette
orgie
consumériste
?
Ce
n'est
pas
sérieux
!
Non,
décidément,
de
Kafka
pas
plus
que
du
Golem
dont
j'espérais
rencontrer
le
spectre,
nulle
trace
nulle
part.
|

Un
homme-sandwich |
Prague
ne
s'appartient
plus.
Elle
étouffe
sous
la
masse
que
nous
formons.
L'itinéraire
se
dessine
de
lui-même.
On
suit
en
permanence.
Pas
de
chemin
de
traverse,
pas
de
souterrain,
pas
d'échappatoire.
Voudrait-on
y
couper,
la
langue
élèverait
un
barrage
infranchissable.
L'exubérance
des
nefs
survolées
d'angelots
potelés,
éclairées
par
d'insistantes
dorures
convulsionnées,
à
Tyn,
St
Nicolas,
St
Jacques,
St
Gilles...
cette
exubérance
toute
méditerranéenne
jure
avec
la
rigueur
et
la
pauvreté
du
peuple.
L'âme
slave
est
imperceptible
dans
le
couloir
qu'on
emprunte.
Sur
un
mur
de
Narodni,
un
cow-boy
géant
nous
interpelle.
Ici,
rien
ni
personne
ne
pousse
à
la
consommation.
Serveurs
et
vendeurs
sont
presque
dissuasifs.
Ils
sont
légion.
Dans
le
moindre
boui-boui,
il
y
a
celui
qui
place,
celui
qui
dresse
le
couvert,
celui
qui
sert
les
plats,
celui
qui
verse
le
vin,
celui
qui
débarrasse
et
celui
qui
encaisse.
Les
gardiens
dans
les
musées
ne
manquent
pas.
Dans
les
rues,
des
préposés
ramassent
un
à
un
mégots
et
feuilles
mortes.
Pour
chaque
tâche,
deux
ou
trois
fois
plus
de
personnel
qu'en
France.
Aussi
dérisoire
que
paraisse
parfois
cette
politique
de
plein
emploi,
elle
semble
préserver
Prague
des
mendiants
qui
hantent
nos
villes.
Sera-t-elle
longtemps
maintenue
?
Quel
est
le
moindre
mal
?
Au
programme
de
la
salle
Smetana,
Mahler,
Zemlinsky
et
Reger.
Au
pupitre,
Neumann.
A
la
salle,
un
public
sans
chichi,
nombreux
et
attentif.
Le
concert,
bon
marché,
n'est
pas
une
cérémonie.
|

Le
Château
|
Mercredi
30
avril
1992
Il
est
tôt.
La
voisine
tambourine
à
notre
porte.
A
force
de
mimiques
et
d'onomatopées,
je
comprends
que
la
voiture
garée
sur
le
parking
d'en
face
gêne.
C'est
la
police
qui
demande
de
nous
prévenir.
Il
lui
a
donc
fallu
savoir
que
la
voiture
nous
appartenait,
connaître
notre
adresse
et
le
numéro
de
téléphone
du
locataire
le
plus
proche.
Fantastique
et
inquiétante
proximité
!
Une
heure
plus
tard,
Jacky
en
quête
de
banalité
part
explorer
le
quartier.
Il
revient
en
trombe.
Tandis
qu'il
photographiait
un
réduit
d'escalier
transformé
en
garage
pour
poussettes
et
landaus
antédiluviens,
les
habitants
se
sont
attroupés,
l'ont
assiégé
et
forcé
à
déguerpir.
Mais
à
peine
a-t-il
repris
son
souffle
qu'on
frappe
de
nouveau
à
la
porte,
vivement.
Deux
hommes
demandent
à
voir
le
photographe
pour
l'interroger.
Je
saisi
"milice"
dans
le
charabia
au
moyen
duquel
nous
communiquons.
Nous
nous
expliquons
:
nous,
touristes
français.
Ils
opinent
du
chef
et
rassurés,
s'en
retournent.
Si
nous
voulions
passer
incognito,
c'est
plutôt
raté
!
Comment
interpréter
ce
petit
événement
local
?
Les
gens
de
la
cité,
traumatisés
par
un
demi-siècle
de
dictature
bureaucratique
ont-ils
confondu
Jacky
avec
un
espion
à
la
solde
des
conservateurs
?
Ou
bien,
victime
de
l'espionnite
héritée
de
l'ancien
régime,
ont-ils
eu
"le
réflexe"
?
La
libéralisation
est-elle
aussi
profonde
et
générale
qu'on
la
dit
?
Intéresse-t-elle
au
même
degré
toutes
les
classes
sociales
?
De
toute
façon,
en
deux
ans,
on
ne
peut
pas
demander
aux
mentalités
de
changer
radicalement,
ni
à
cinq
débarqués,
en
deux
jours,
d'en
juger
équitablement.
A
10
km
du
centre
"historique",
dans
les
faubourgs,
nous
sommes
plongés
dans
la
Tchécoslovaquie
populaire
et
ordinaire,
celle
qu'on
ne
photographie
pas,
celle
qu'on
devrait
feindre
d'ignorer
car
elle
n'est
pas
"photogénique"...
Nous
décidons
une
sortie
sur
les
traces
de
Kafka.
Peut-être
aurons-nous
plus
de
chances
qu'à
Prague
?
D'abord
Podêbrady,
la
ville
natale
de
sa
mère.
Le
bourg
provincial
est
troué
de
larges
avenues
où
un
char
aurait
ses
aises.
Un
bataillon
de
cantonniers,
en
bourgeron
ou
en
loques,
avec
pelles
et
balais
s'active.
Il
assure
la
propreté
des
lieux.
Mais
leur
usure
précoce
est
imparable.
A
l'entrée
du
parking
municipal,
au
bord
de
l'Elbe
et
du
château
que
nous
allons
découvrir,
un
planton
veille
;
à
la
sortie,
5
mètres
plus
loin,
un
autre.
Entre
l'entrée
et
la
sortie
s'élève
une
bloc
de
béton.
Dans
ce
bloc,
les
toilettes
publiques.
A
l'intérieur,
une
troisième
employée
en
faction.
Elle
tend
à
l'usager,
contre
une
couronne,
un
ticket
qui
lui
donne
rang
et
le
droit
à
quelques
feuilles
de
papier
hygiénique.
Ce
personnel
nous
renseigne
ou
nous
sert
avec
bienveillance.
En
règle
générale,
loin
de
Prague
et
des
touristes,
l'ambiance
s'avère
plus
détendue.
|

Cimetière
juif
de
Kolin
|
A
Kolin,
nous
visitons
le
musée
archéologique
fondé
en
hommage
à
un
savant
martyr
des
nazis,
puis
le
ghetto
juif
réduit
à
un
pâté
de
maisons
basses
en
ruines
où
les
chats
trouvent
refuge.
Ensuite,
c'est
l'éblouissement,
au
vieux
cimetière
juif.
Un
portail
rouillé
donne
accès
à
l'enclos.
A
notre
approche,
une
volée
de
gamins
rieurs
s'enfuit.
De
frêles
arbustes
ont
poussé
entre
les
stèles
rongées
de
lierre.
Les
plus
anciennes
datent
du
XVème
siècle.
Elles
appartiennent
déjà
pour
moitié
à
la
nature.
La
plupart
sont
couchées
ou
penchées.
Quelques-unes,
vaniteuses,
se
distinguent
par
leur
hauteur
et
la
qualité
du
matériau
dans
lequel
elles
ont
été
soigneusement
taillées
-
dalles
blanches,
roses
ou
noires
autrefois
dressées
et
alignées.
Vues
d'en
haut,
elles
retrouvent
l'ordre
que
le
temps
et
l'oubli
ont
brouillé.
Un
rayon
de
soleil
perce
le
ciel
brumeux.
Les
pierres
s'éclairent.
Prodigieux
spectacle
que
cet
amas
de
morts
recouverts
d'humus
et
d'orties
qui
se
redressent
dans
la
lumière
sur
le
fond
neigeux
des
arbres
en
fleurs,
ce
champ
de
coupe.
Pas
plus
de
dix
tombes
sont
entretenues.
Les
descendants
ont
disparu,
exterminés
ou
partis.
Mais
l'enclos
ne
suggère
pas
la
tragédie.
L'harmonie
qui
y
règne
efface
les
cruels
souvenirs.
Sur
la
route
du
retour,
à
travers
la
vaste
campagne,
nous
rencontrons
des
faisans,
des
lièvres
et
des
chevreuils
que
nous
sommes
surpris
d'approcher
de
si
près.
La
terre
fleure
bon.
Un
épais
silence
la
recouvre.
En
France,
même
loin
dans
les
terres,
il
est
rare
de
ne
pas
percevoir
la
rumeur
des
automobiles,
des
engins,
des
tronçonneuses.
Ici,
à
30
km
de
la
capitale,
entre
deux
villages,
nul
bruit.
Nous
mangeons
dans
une
gargote
au
bord
de
la
nationale.
La
salle
est
bondée
de
Tchèques
qui,
ventre
à
l'air
et
braillant,
vident
force
bocks
de
Pilsen.
Au
menu,
quatre
des
cinq
plats
proposés
sont
à
base
de
porc.
|
|
Jeudi
1er
mai
1992
C'est
le
premier
mai.
Un
air
de
fête
flotte
dans
le
bleu
du
ciel.
La
serrure
de
la
porte
de
l'immeuble
est
cassée
depuis
notre
arrivée.
Des
locataires
se
sont
essayés
à
la
réparer.
De
guerre
lasse,
ils
ont
bloqué
la
gâche
:
la
porte
ne
ferme
plus.
A
la
rampe
d'escalier,
une
quinquagénaire
est
accoudée.
Elle
prend
le
soleil.
La
lumière
pétrit
ses
chairs
flétries
et
boursouflées.
Sa
blouse
à
petites
fleurs
découvre
ses
genoux.
De
l'appartement
voisin
qu'on
aère,
une
musique
bal'pop
qui
sent
la
saucisse-frite,
coule
à
grands
flots.
La
femme
au
regard
obtus
prend
le
rythme.
Elle
se
dandine
voluptueusement.
Son
corps
flasque
rebondit
en
cadence.
Tout
à
son
plaisir,
elle
nous
ignore,
ou
bien
donne-t-elle
le
change.
Peut-être
a-t-elle
été
chargée
de
surveiller
notre
départ
?
A
Josefov,
le
vieux
quartier
juif
de
Prague,
les
touristes
font
le
siège
des
sites,
embouteillent
les
ruelles.
Les
plus
pressés
ou
les
moins
courageux
effectuent
la
visite
en
minibus.
Sous
l'horloge
de
la
synagogue,
dont
les
aiguilles
tournent
à
l'envers,
la
masse
est
compacte.
Impossible
d'approcher
le
musée
juif.
Dominant
notre
appréhension,
nous
pénétrons
dans
le
cimetière.
Des
choucas
perchés
sur
les
branches
des
arbres
hauts
et
nus,
nous
saluent
de
leurs
croassements.
Les
stèles
sont
plus
grandes
et
plus
ouvrées
que
leurs
homologues
de
Kolin.
Elles
se
pressent
les
unes
contre
les
autres,
s'adossent,
se
bousculent.
Le
cimetière
a
l'aspect
d'un
gigantesque
escalier
défoncé.
Entre
les
tombes,
l'herbe
n'a
pas
le
temps
de
repousser.
Sur
leur
crête,
les
visiteurs
déposent
des
vœux
écrits
sur
des
billets
maintenus
par
des
cailloux.
La
tombe
du
rabbi
Loeb
(ou
Löw),
le
créateur
du
Golem,
auquel
on
prête
des
pouvoirs
miraculeux,
en
est
tapissée.
Sur
l'un
de
ces
billets
nous
avons
lu
"peace
and
freedom
for
all
people".
A
la
marge
de
l'enclos,
un
édifice
sombre
renferme
une
exposition
de
dessins
d'enfants
retrouvés
dans
le
camp
de
Therezin.
Sous
leur
apparente
frivolité,
on
devine
une
grande
angoisse.
Il
y
aussi
des
jouets
de
fortune,
un
chien
en
tissu.
Malheur,
honte
et
tristesse
!
|
|
A
14
heures,
les
libertaires
donnaient
rendez-vous
sur
les
berges
de
la
Vltava,
pour
fêter
à
la
manière
anar
ce
jour
militant.
Nous
voulions
y
être.
Nous
y
étions
avec
une
heure
de
retard.
Personne.
Faute
de
manifestation,
nous
décidons
une
ballade
en
barque
sur
le
fleuve
dans
le
doux
soleil
de
printemps.
Au
pont
Charles,
nous
nous
glissons
dans
la
foule.
Des
clameurs
retentissent
dans
la
rue.
Nous
pensons
avoir
retrouvé
le
cortège.
Un
drapeau
noir
émerge
en
effet.
Mais
il
est
frappé
de
la
croix
celtique.
Une
horde
de
skinheads
écumant,
le
crâne
rasé,
la
batte
de
base-ball
à
la
main,
parade.
Ils
marchent
sur
nous.
Un
géant
surgi
d'une
voiture
banalisée
s'interpose.
Cet
homme
âgé
croit-il
pouvoir
seul
effrayer
la
centaine
de
nazillons
qui
le
menacent
?
Ils
crient
"hooligan
!
hooligan
!"
et
nous
lancent
insultes
et
trognons
de
pomme.
Le
flic
hurle
des
ordres
et
commence
à
malmener
les
récalcitrants.
Une
voiture
de
police
déboule.
Des
maîtres-chien
en
bondissent.
A
la
vue
des
bergers
allemands,
les
skins
reculent.
Ils
fuient
lorsque
les
troupes
de
choc,
armées
et
casquées,
prennent
position.
Drôle
de
1er
mai
!
Venir
à
Prague
pour
renifler
l'odeur
de
pourriture
qui
imprègne
notre
pays,
c'est
une
amère
déconvenue
!
Un
touriste
allemand
explique
l'incident
à
son
groupe.
A
plusieurs
reprises,
nous
l'entendons
prononcer
le
nom
de
Le
Pen.
Je
n'imaginais
pas
que
la
liberté
reconquise
donnerait
ce
fruit
nauséabond.
Les
manifestants
se
signalaient
par
leur
jeunesse,
des
adolescents
pour
la
plupart...
La
relève
?
Dans
la
lueur
des
réverbères
chaloupent
des
gens
saouls,
sales
et
dépenaillés.
La
place
de
la
Vieille
Ville
est
quadrillée
de
vigiles
dotés
d'un
équipement
hétéroclite
:
casquette
de
fantassin,
veste
de
policier,
pantalon
léopard,
matraque
à
la
ceinture,
chien
en
laisse
-
des
bergers
allemands
de
préférence.
Quel
est
leur
rôle
et
leur
statut
?
La
ville
semble
pourtant
avoir
recouvré
son
calme
ordinaire.
|

A
la
mémoire
de
Jan
Palach
|
Vendredi
2
mai
1992
Lors
d'une
seconde
équipée
champêtre,
nous
atteignons
Karlstein.
Nous
ne
sommes
pas
seuls.
A
l'assaut
du
château,
une
colonne
de
touristes
gravit
la
route
bordée
d'échoppes,
de
buvettes
et
de
restaurants.
Les
plus
fortunés
utilisent
les
services
d'un
cocher.
Les
tours
élégantes
surgissent
au-dessus
des
fortifications.
Le
château
est
comme
les
dessinait
Victor
Hugo.
La
visite
est
organisée
selon
des
critères
linguistiques.
Pas
de
groupes
francophones
avant
plusieurs
heures.
En
désespoir
de
cause,
nous
nous
immisçons
dans
un
groupe
de
Tchèques
et
nous
ne
comprenons
rien.
La
campagne
verte
et
vallonnées
nous
enchante.
D'amples
étendues,
sans
bosquet
ni
taillis,
se
répandent
sous
le
regard.
Même
en
Beauce,
les
surfaces
sont
morcelées
;
l'état
et
la
nature
des
cultures
les
distinguent,
des
haies
ou
des
clôtures
les
divisent.
Ici,
tout
semble
d'une
seule
pièce.
|
|
Samedi
3
mai
1992
Halte
à
la
frontière
allemande,
dans
une
forêt
dense
où
nous
croisons
un
jeune
cerf,
puis
départ
avec
le
sentiment
d'avoir
parcouru
Prague
et
quelques
arpents
de
la
Tchécoslovaquie
comme
on
feuillette
un
livre
d'images,
très
superficiellement.
|
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