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PRAGUE

(avril 1992, avec Danielle, Annie, Patrick, Jacky)

 

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Samedi 26 avril 1992

 

De la Prague mythique nous n'avons aperçu que de lointains clochers. Autour de ce qui doit être la vieille ville se répandent en désordre terrains vagues, usines, entrepôts et cités ouvrières.

Nous aboutissons, par des rues défaites et mal signalisées, à un groupe d'immeubles dignes de la Cuve d'Orly, ghetto de béton surgi à la hâte dans les années 50 pour caser le trop-plein prolétaire. L'impression que je ressens, le cinéma russe m'y a accoutumé : misère, tristesse, déréliction, le décor de la Petite Véra.

Au moment que nous touchons au but, après de nombreux repentirs, l'orage s'annonce. Un vent violent et chaud souffle en tous sens entre les immeubles sombres que séparent des parterres de gazon élimé. Dans l'une de ces termitières se trouve l'appartement que nous louons. Un relent d'égout nous accueille à l'entrée. La plupart des boîtes aux lettres, étonnamment étroites, sont défoncées et le nom de l'habitant, absent ou illisible. Les ascenseurs sont en panne. Le logement, en revanche, est coquet. Aux murs, de nombreuses gravures. Autour du téléviseur, une collection d'alcools étrangers, que cognac et whisky dominent. Une maigre moquette au sol. Un ameublement soigné, un équipement vétuste. Un seul miroir, dans la salle de bain, au-dessus du lavabo.

 

 

L'orage passé et la nuit venue, nous partons en quête d'un restaurant. Nous en repérons un de l'autre côté de l'avenue qui traverse Hloubetin, notre quartier. La salle qui tient du réfectoire est gonflée de fumée et de vociférations. Des hommes en tenue négligée, le menton mal rasé et la chemise déboutonnée, vautrés devant des bocks de bière blonde, devisent bruyamment. La serveuse, aimable, n'entend ni ne parle l'anglais, encore moins le français. Nous comprenons qu'elle nous propose du steak-frite. Nous acceptons de bon cœur. Elle nous abandonne aussitôt. L'attente inexpliquée dure. Personne ne nous prête attention, ni le personnel affairé ni les clients désœuvrés. Elle revient et nous conduit au-dehors, jusqu'à une construction circulaire que l'enseigne au néon intitule "disc-bar". Des grilles en condamnent l'accès. On nous ouvre et nous guide jusqu'au sous-sol.

Il est 21 heures. La piste de danse s'enroule, vide, autour d'un pilier central. Une boule-miroir suspendue au plafond essaime en tournant une grêle lumière. Un filet d'images incohérentes coule des téléviseurs perchés sur le mur. Nous nous installons à une table dressée à notre intention, près du bar. La nappe est tachée et trouée. Un garçon sans livrée prend notre commande, éteint les luminaires et lance la musique. Sur les écrans, Prince s'agite. Pendant qu'on prépare notre repas, les consommateurs affluent. La salle s'enfièvre peu à peu.

Un disc-jockey prend position derrière son pupitre. Une musique détonante fuse. Les projecteurs multicolores mitraillent les ténèbres où se morfondent une vingtaine de jeunes Tchèques. Deux filles potinent à une table. Elles déclinent les invitations. Le jockey fait une annonce au micro puis pousse le volume. Le bruit est insupportable, du rock dont on s'enivre en buvant son Coca-Cola.

 

Dimanche 27 avril 1992

 

Le lendemain matin, nous gagnons le vieux quartier du centre par des artères larges et rapiécées qu'enfilent des tacots endiablés à la limite de leurs possibilités. Qu'ils s'arrêtent un instant et l'on craint qu'ils ne puissent plus jamais repartir. Sur les pavés disjoints, ils font un raffut d'enfer.

Les édifices baroques, aux formes raffinées et aux couleurs vives, côtoient des bâtisses raides et laides.

Place de la Vieille Ville, un jazz-band de Tchèques ventrus, rubiconds et hirsutes égaie les touristes.

Garées en file au pied de l'Hôtel de ville les calèches attendent le client. A 11 heures, l'horloge astronomique s'anime. Un squelette armé d'un sablier ouvre la ronde. Les douze apôtres défilent. Les vices et les vertus s'affrontent. Au dernier coup, un coq doré dressé sur ses ergots lâche un cocorico comique. C'est le signal que guette une bande de comédiens déguisés en mousquetaires. Ils croisent le fer et l'insulte puis, tous morts et ressuscités, font la quête.

Prague, quant à la beauté que recherche le voyageur, vit de son passé, de la Contre-Réforme et de l'héritage austro-hongrois. Les bureaucrates ont, par un travail de sape, ruiné la ville d'or. Au luxe des ancêtres et des anciens occupants a succédé le fonctionnel. Les objets, les bâtiments ont été conçus au moindre coût, pour servir. Ils ne doivent pas se distinguer. Les cheminées d'usine défient les clochers. Les façades grises et lépreuses prolongent les frontons baroques. Quelques buildings vantards dominent le paysage hétéroclite. La rectitude et l'économie des formes matérialisent la rectitude des idées et de la morale publique. Les gens ne se soucient pas de l'apparence, pas plus de la leur que de celle des promeneurs qu'ils croisent, indifférents. Alors que dans un pays du Sud on se sent constamment observé, épié, reluqué, ici, personne ne semble regarder.

Si les touristes n'étaient pas si nombreux, nous passerions inaperçus. Les chaussées sont peu fréquentées, les trottoirs, souvent inexistants, la verdure éparse et désordonnée. Pas de policiers. Le lieu est indéfinissable.

Prague est tchèque depuis à peine 74 ans. Et encore, à peine le fut-elle que la dictature la contraignait à une sèche universalité doublée d'amnésie. Entre la strate austro-hongroise et la chape bureaucratique, le filon proprement autochtone paraît mince. A l'heure de la libéralisation, l'engouement pour la civilisation anglo-saxonne engendre d'amères surprises. Les Pragois semblent confondre le "monde libre" avec Coca-Cola, Malboro ou Camel - auxquels les tramways et les immeubles prêtent complaisamment leurs flancs.

 

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A l'entrée du théâtre

 

Sur le pont Charles gardé par deux tours très anciennes et les saintes statues de Brokoff, une foule nonchalante piétine. Des camelots et des artistes sollicitent son aumône. On y vend des uniformes et des insignes de la Garde Rouge, des poupées gigogne à l'apparence de Gorbatchev, des bijoux, des photos, des estampes, de la verroterie. Des groupes chantent, dansent, jouent du folklore, du jazz ou du blues. Deux adolescents dégourdis préparent un spectacle de marionnettes traditionnelles. Les amoureux s'embrassent en regardant couler qui la foule, qui le fleuve.

Devant l'Opéra néo-renaissance une voiture déglinguée de la Policie, sirène à l'américaine hurlante, débouche en catastrophe, dérape sur les rails du tramway puis, comme ivre, disparaît en zigzaguant.

Dans le parc de Mala Strana, des statues jalonnent les allées. Le poète romantique Macha jouxte Neruda (Jan). De puissantes révoltes jalonnent l'histoire. C'est place de la Vieille Ville que l'empereur Ferdinand II, à la tête de la ligue catholique, fait décapiter 27 citoyens de Prague pour marquer sa victoire sur le hussisme. Les têtes sont suspendues longtemps à des crochets. Plus tard, le sang coule à nouveau lorsque les Tchèques réclament l'indépendance de la Bohême et revendiquent leur identité slave. La langue autorisée depuis peu est interdite. Le 15 mars 1939, Hitler lançait ses troupes sur la cité d'or. En se tournant vers le socialisme, les Tchèques espéraient non seulement garantir leur indépendance mais aussi cultiver leur personnalité slave.

Les Pragois que nous croisons sont plutôt courts et ronds de corps, de figure, de nez. Leur peau est rose quand elle ne vire pas au rouge, leurs yeux et leurs cheveux sont clairs.

 

Lundi 28 avril 1992

 

Les rues retrouvent leur animation. A tous les coins, les changes ouvrent. A leurs abords, des trafiquants proposent sans guère de précautions leur cours clandestin en nous apostrophant en anglais, puis en allemand, puis en italien. Le français, qu'on entend pourtant partout tant il est parlé par les nuées de touristes, n'est pas compris.

Nous déjeunons à Obecni Dum, dans une grande salle modern style, enfoncés dans de molles banquettes tendues de velours grenat. A l'entrée des toilettes, contre une obole qu'on dépose dans une soucoupe, on touche deux feuilles de papier hygiénique.

La Grande Poste a des allures de hall de gare, en style nouille. La lumière tombe des verrières passées au blanc d'Espagne.

Nous flânons devant les vitrines, irrésistiblement tentés de comparer les prix affichés avec ceux qui se pratiquent dans l'hexagone. La conclusion est invariable : incroyablement pas cher ! Etonnant et insupportable en effet de constater qu'un même objet, fabriqué en Tchécoslovaquie ou même en France, nous coûte moins cher ici parce que notre monnaie est plus forte alors que la quantité de travail contre laquelle on l'échange est la même. Autrement dit, que le travail d'un Tchèque vaut moins que celui d'un Français. Son travail et sa vie ?

 


Coiffeur pour tous

 

A l'Hôtel Europa, place Vàclavské nàmêsti, dans un luxe Belle Epoque et les accords d'un pianiste, nous buvons un café à la russe, servi avec un verre de vodka.

Puis, sur cette place la plus vaste d'Europe, nous nous recueillons devant le monument à la mémoire des victimes du stalinisme, là même où Yan Palach s'est immolé par le feu. Monument, c'est beaucoup dire. Il ne s'agit que d'un carré de pelouse dans lequel sont fichés croix, bougies, portraits des martyrs et listes de noms. Il est visité en masse. Je me rappelle les photographies de Koudelka. J'imagine les chars russes en position alentour.

Surveillant la place du haut d'un imposant escalier, derrière la sombre statue équestre de Saint Venceslas, se dresse le non moins sombre Musée National. Il conte l'histoire de la nation tchécoslovaque, depuis la préhistoire jusqu'à la fondation de la république. Dans une vitrine sont exposés le portrait en pied d'Heydrich et des photos de l'attentat qui a été fatal à ce monstre.

 

 

Mardi 29 avril 1992

 

Nous attaquons le Château, ville en haut de la ville, hérissée de tours et de flèches, cité à la fois administrative et historique, débauche de palais au raffinement douteux. Ici l'artifice est roi.

De part et d'autre du cœur de ND de Lorette, deux saints montent la garde, St Felicissime et Ste Marcia. Les statues, impressionnantes de réalisme, renferment leurs reliques.

Derrière l'église se dresse la Santa Casa, cube de pierre au décor intérieur rouge sang dans lequel la foudre a creusé une profonde fissure.

Entre autres curiosités, nous contemplons au premier étage du cloître, un fabuleux trésor où brillent l'or, l'argent, les rubis et les diamants.

A la Galerie Nationale, nous nous gavons de peinture ancienne et moderne, nourriture riche mais passablement consistante. Puis, l'œil lourd, nous approchons du palais présidentiel, juste à temps pour assister à la relève de la garde, alors qu'un vent d'orage se lève. Des soldats musiciens de rouge vêtus traversent la cour, s'engouffrent dans le palais, puis chacun d'eux réapparaît dans l'encadrement des hautes fenêtres. Ils jouent une marche enjouée et colorée, aux accents modernes où je crois reconnaître l'empreinte de Janacek. Cette parade est sans solennité, espiègle même.

Au Château, il y a beaucoup à voir, une profusion de détails et de bizarreries qui cadre mal avec la vie dépouillée que le peuple mène en bas. On s'extasie devant des réalisations qui n'émanent pas de ce dernier ni de son histoire. Du décalage, mais aussi de l'invasion touristique à laquelle nous participons, naît un malaise diffus.

Le couvent Strahov abrite une auguste bibliothèque garnie de livres au couverture de parchemin, de peau et d'écorce. Sur les globes terrestres qui balisent l'allée, on découvre avec enchantement les erreurs des premiers cartographes. Les Indes sont ridiculement réduites alors que l'Europe plastronne dans des contours exacts. Sous les vitrines du vestibule on peut observer un bric-à-brac poussiéreux de coquillages, fossiles, animaux empaillés et insectes.

La cathédrale St Guy, altière - il a fallu mille ans pour l'achever - mélange allègrement les styles : roman, gothique, baroque, rococo et j'en passe. C'est un autre bric-à-brac.

Au n°23 de la ruelle des Alchimistes, dite ruelle d'Or, s'élève la demeure qu'occupa Kafka en 1916, aujourd'hui boutique de souvenirs estampillés "K". Si belle cette ruelle où se serrent les unes contre les autres les maisonnées aux façades teintes... Mais se serrent aussi les vacanciers armés de leurs implacables engins à prendre les images. A force d'admirer ce que tout le monde admire, on est saisi de dégoût et l'envie de fuir s'impose. L'auteur du Procès dans cette orgie consumériste ? Ce n'est pas sérieux ! Non, décidément, de Kafka pas plus que du Golem dont j'espérais rencontrer le spectre, nulle trace nulle part.

 

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Un homme-sandwich

 

Prague ne s'appartient plus. Elle étouffe sous la masse que nous formons. L'itinéraire se dessine de lui-même. On suit en permanence. Pas de chemin de traverse, pas de souterrain, pas d'échappatoire. Voudrait-on y couper, la langue élèverait un barrage infranchissable.

L'exubérance des nefs survolées d'angelots potelés, éclairées par d'insistantes dorures convulsionnées, à Tyn, St Nicolas, St Jacques, St Gilles... cette exubérance toute méditerranéenne jure avec la rigueur et la pauvreté du peuple. L'âme slave est imperceptible dans le couloir qu'on emprunte.

Sur un mur de Narodni, un cow-boy géant nous interpelle.

Ici, rien ni personne ne pousse à la consommation. Serveurs et vendeurs sont presque dissuasifs. Ils sont légion. Dans le moindre boui-boui, il y a celui qui place, celui qui dresse le couvert, celui qui sert les plats, celui qui verse le vin, celui qui débarrasse et celui qui encaisse. Les gardiens dans les musées ne manquent pas. Dans les rues, des préposés ramassent un à un mégots et feuilles mortes. Pour chaque tâche, deux ou trois fois plus de personnel qu'en France. Aussi dérisoire que paraisse parfois cette politique de plein emploi, elle semble préserver Prague des mendiants qui hantent nos villes. Sera-t-elle longtemps maintenue ? Quel est le moindre mal ?

Au programme de la salle Smetana, Mahler, Zemlinsky et Reger. Au pupitre, Neumann. A la salle, un public sans chichi, nombreux et attentif. Le concert, bon marché, n'est pas une cérémonie.

 

 

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Le Château

 

Mercredi 30 avril 1992

 

Il est tôt. La voisine tambourine à notre porte. A force de mimiques et d'onomatopées, je comprends que la voiture garée sur le parking d'en face gêne. C'est la police qui demande de nous prévenir. Il lui a donc fallu savoir que la voiture nous appartenait, connaître notre adresse et le numéro de téléphone du locataire le plus proche. Fantastique et inquiétante proximité !

Une heure plus tard, Jacky en quête de banalité part explorer le quartier. Il revient en trombe. Tandis qu'il photographiait un réduit d'escalier transformé en garage pour poussettes et landaus antédiluviens, les habitants se sont attroupés, l'ont assiégé et forcé à déguerpir. Mais à peine a-t-il repris son souffle qu'on frappe de nouveau à la porte, vivement. Deux hommes demandent à voir le photographe pour l'interroger. Je saisi "milice" dans le charabia au moyen duquel nous communiquons. Nous nous expliquons : nous, touristes français. Ils opinent du chef et rassurés, s'en retournent.

Si nous voulions passer incognito, c'est plutôt raté ! Comment interpréter ce petit événement local ? Les gens de la cité, traumatisés par un demi-siècle de dictature bureaucratique ont-ils confondu Jacky avec un espion à la solde des conservateurs ? Ou bien, victime de l'espionnite héritée de l'ancien régime, ont-ils eu "le réflexe" ? La libéralisation est-elle aussi profonde et générale qu'on la dit ? Intéresse-t-elle au même degré toutes les classes sociales ? De toute façon, en deux ans, on ne peut pas demander aux mentalités de changer radicalement, ni à cinq débarqués, en deux jours, d'en juger équitablement.

A 10 km du centre "historique", dans les faubourgs, nous sommes plongés dans la Tchécoslovaquie populaire et ordinaire, celle qu'on ne photographie pas, celle qu'on devrait feindre d'ignorer car elle n'est pas "photogénique"...

Nous décidons une sortie sur les traces de Kafka. Peut-être aurons-nous plus de chances qu'à Prague ? D'abord Podêbrady, la ville natale de sa mère. Le bourg provincial est troué de larges avenues où un char aurait ses aises. Un bataillon de cantonniers, en bourgeron ou en loques, avec pelles et balais s'active. Il assure la propreté des lieux. Mais leur usure précoce est imparable.

A l'entrée du parking municipal, au bord de l'Elbe et du château que nous allons découvrir, un planton veille ; à la sortie, 5 mètres plus loin, un autre. Entre l'entrée et la sortie s'élève une bloc de béton. Dans ce bloc, les toilettes publiques. A l'intérieur, une troisième employée en faction. Elle tend à l'usager, contre une couronne, un ticket qui lui donne rang et le droit à quelques feuilles de papier hygiénique. Ce personnel nous renseigne ou nous sert avec bienveillance. En règle générale, loin de Prague et des touristes, l'ambiance s'avère plus détendue.

 


Cimetière juif de Kolin

 

 

 

A Kolin, nous visitons le musée archéologique fondé en hommage à un savant martyr des nazis, puis le ghetto juif réduit à un pâté de maisons basses en ruines où les chats trouvent refuge. Ensuite, c'est l'éblouissement, au vieux cimetière juif. Un portail rouillé donne accès à l'enclos. A notre approche, une volée de gamins rieurs s'enfuit. De frêles arbustes ont poussé entre les stèles rongées de lierre. Les plus anciennes datent du XVème siècle. Elles appartiennent déjà pour moitié à la nature. La plupart sont couchées ou penchées. Quelques-unes, vaniteuses, se distinguent par leur hauteur et la qualité du matériau dans lequel elles ont été soigneusement taillées - dalles blanches, roses ou noires autrefois dressées et alignées. Vues d'en haut, elles retrouvent l'ordre que le temps et l'oubli ont brouillé. Un rayon de soleil perce le ciel brumeux. Les pierres s'éclairent. Prodigieux spectacle que cet amas de morts recouverts d'humus et d'orties qui se redressent dans la lumière sur le fond neigeux des arbres en fleurs, ce champ de coupe. Pas plus de dix tombes sont entretenues. Les descendants ont disparu, exterminés ou partis. Mais l'enclos ne suggère pas la tragédie. L'harmonie qui y règne efface les cruels souvenirs.

Sur la route du retour, à travers la vaste campagne, nous rencontrons des faisans, des lièvres et des chevreuils que nous sommes surpris d'approcher de si près. La terre fleure bon. Un épais silence la recouvre. En France, même loin dans les terres, il est rare de ne pas percevoir la rumeur des automobiles, des engins, des tronçonneuses. Ici, à 30 km de la capitale, entre deux villages, nul bruit.

Nous mangeons dans une gargote au bord de la nationale. La salle est bondée de Tchèques qui, ventre à l'air et braillant, vident force bocks de Pilsen. Au menu, quatre des cinq plats proposés sont à base de porc.

 

 

 

 

Jeudi 1er mai 1992

 

C'est le premier mai. Un air de fête flotte dans le bleu du ciel. La serrure de la porte de l'immeuble est cassée depuis notre arrivée. Des locataires se sont essayés à la réparer. De guerre lasse, ils ont bloqué la gâche : la porte ne ferme plus. A la rampe d'escalier, une quinquagénaire est accoudée. Elle prend le soleil. La lumière pétrit ses chairs flétries et boursouflées. Sa blouse à petites fleurs découvre ses genoux. De l'appartement voisin qu'on aère, une musique bal'pop qui sent la saucisse-frite, coule à grands flots. La femme au regard obtus prend le rythme. Elle se dandine voluptueusement. Son corps flasque rebondit en cadence. Tout à son plaisir, elle nous ignore, ou bien donne-t-elle le change. Peut-être a-t-elle été chargée de surveiller notre départ ?

A Josefov, le vieux quartier juif de Prague, les touristes font le siège des sites, embouteillent les ruelles. Les plus pressés ou les moins courageux effectuent la visite en minibus. Sous l'horloge de la synagogue, dont les aiguilles tournent à l'envers, la masse est compacte. Impossible d'approcher le musée juif.

Dominant notre appréhension, nous pénétrons dans le cimetière. Des choucas perchés sur les branches des arbres hauts et nus, nous saluent de leurs croassements. Les stèles sont plus grandes et plus ouvrées que leurs homologues de Kolin. Elles se pressent les unes contre les autres, s'adossent, se bousculent. Le cimetière a l'aspect d'un gigantesque escalier défoncé. Entre les tombes, l'herbe n'a pas le temps de repousser. Sur leur crête, les visiteurs déposent des vœux écrits sur des billets maintenus par des cailloux. La tombe du rabbi Loeb (ou Löw), le créateur du Golem, auquel on prête des pouvoirs miraculeux, en est tapissée. Sur l'un de ces billets nous avons lu "peace and freedom for all people".

A la marge de l'enclos, un édifice sombre renferme une exposition de dessins d'enfants retrouvés dans le camp de Therezin. Sous leur apparente frivolité, on devine une grande angoisse. Il y aussi des jouets de fortune, un chien en tissu. Malheur, honte et tristesse !

 

 

 

 

A 14 heures, les libertaires donnaient rendez-vous sur les berges de la Vltava, pour fêter à la manière anar ce jour militant. Nous voulions y être. Nous y étions avec une heure de retard. Personne. Faute de manifestation, nous décidons une ballade en barque sur le fleuve dans le doux soleil de printemps.

Au pont Charles, nous nous glissons dans la foule. Des clameurs retentissent dans la rue. Nous pensons avoir retrouvé le cortège. Un drapeau noir émerge en effet. Mais il est frappé de la croix celtique. Une horde de skinheads écumant, le crâne rasé, la batte de base-ball à la main, parade. Ils marchent sur nous. Un géant surgi d'une voiture banalisée s'interpose. Cet homme âgé croit-il pouvoir seul effrayer la centaine de nazillons qui le menacent ? Ils crient "hooligan ! hooligan !" et nous lancent insultes et trognons de pomme. Le flic hurle des ordres et commence à malmener les récalcitrants. Une voiture de police déboule. Des maîtres-chien en bondissent. A la vue des bergers allemands, les skins reculent. Ils fuient lorsque les troupes de choc, armées et casquées, prennent position.

Drôle de 1er mai ! Venir à Prague pour renifler l'odeur de pourriture qui imprègne notre pays, c'est une amère déconvenue ! Un touriste allemand explique l'incident à son groupe. A plusieurs reprises, nous l'entendons prononcer le nom de Le Pen. Je n'imaginais pas que la liberté reconquise donnerait ce fruit nauséabond. Les manifestants se signalaient par leur jeunesse, des adolescents pour la plupart... La relève ?

Dans la lueur des réverbères chaloupent des gens saouls, sales et dépenaillés. La place de la Vieille Ville est quadrillée de vigiles dotés d'un équipement hétéroclite : casquette de fantassin, veste de policier, pantalon léopard, matraque à la ceinture, chien en laisse - des bergers allemands de préférence. Quel est leur rôle et leur statut ? La ville semble pourtant avoir recouvré son calme ordinaire.

 

 

 

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A la mémoire de Jan Palach

 

 

Vendredi 2 mai 1992

 

Lors d'une seconde équipée champêtre, nous atteignons Karlstein. Nous ne sommes pas seuls. A l'assaut du château, une colonne de touristes gravit la route bordée d'échoppes, de buvettes et de restaurants. Les plus fortunés utilisent les services d'un cocher.

Les tours élégantes surgissent au-dessus des fortifications. Le château est comme les dessinait Victor Hugo. La visite est organisée selon des critères linguistiques. Pas de groupes francophones avant plusieurs heures. En désespoir de cause, nous nous immisçons dans un groupe de Tchèques et nous ne comprenons rien.

La campagne verte et vallonnées nous enchante. D'amples étendues, sans bosquet ni taillis, se répandent sous le regard. Même en Beauce, les surfaces sont morcelées ; l'état et la nature des cultures les distinguent, des haies ou des clôtures les divisent. Ici, tout semble d'une seule pièce.

 

 

Samedi 3 mai 1992

 

Halte à la frontière allemande, dans une forêt dense où nous croisons un jeune cerf, puis départ avec le sentiment d'avoir parcouru Prague et quelques arpents de la Tchécoslovaquie comme on feuillette un livre d'images, très superficiellement.

 

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