LES LIVRES

à
Jean-Pierre Picot

Saint-Maur, le 15 décembre 2003

Cher Monsieur,

Laissez-moi vous expliquer en quelques mots, le chemin qui me mène à vous : j’ai lu le billet de Éric Fottorino dans le Monde du 5 décembre 2003 : De Chirac à Jules Verne, où votre préface à l’Invasion de la Mer est citée. J’ai lu celle-ci le lendemain et, ayant moi-même présenté l’ouvrage aux lecteurs d’Une mer au Sahara (pages 421 à 423 - La Différence avril 2003), je ne peux m’empêcher de vous livrer mon point de vue.
Je procéderai à l’économie, en réagissant au fil de votre texte :

D’abord au plan des faits :

  • Tout ce que vous dites de la genèse de l’écrit me semble exact : il paraît dans le Magasin d’Éducation et de Récréation du vivant de l’auteur qui, s’il avait titré son manuscrit La mer saharienne du nom du sujet qu’il étudiait, avait conçu d’appeler le roman : une mer nouvelle au Sahara ou une nouvelle mer dans le Sahara (correspondance avec Hetzel). Je note en passant que " Rharsa " n’est pas une transcription fantaisiste ; c’est celle qui avait cours dans les années 1880 (comme Melrhir, oued Rhir, etc.).

  • Lesseps a plus que " persévéré " dans le projet de mer intérieure : il fonde la Société de la Mer Intérieure Africaine en décembre 1882, et devient alors le véritable patron de l’affaire, non sans du reste, évincer son " inventeur " : Roudaire. Panama ne commence à sombrer qu’en 1886. Il n’est doncpas possible de considérer le projet de mer intérieure comme secondaire dans l’esprit et l’action de Lesseps.

  • Aussi bien n’est-il pas non plus permis de confondre Schaller, l’ingénieur, avec l’entrepreneur-diplomate, président de la Société de géographie, patron, notable, " grand Français ", académicien. Schaller est selon moi plutôt une réplique de Roudaire, le grade en moins (comme l’était Servadac).

  • C’est vous, et non Jules Verne, qui confondez abusivement, les Touareg avec des autochtones irrédentistes : l’écrivain quant à lui, prend soin de le préciser : Hadjar et sa bande sont des intrus, attirés sur les lieux par une maladroite manœuvre des autorités françaises. Ils n’ont aucun droit sur la terre en question. Nulle part il est suggéré qu’ils luttent pour leur liberté, mais il est écrit qu’ils entendent continuer à piller et dévaster.

Au plan des idées :
Vous l’affirmez vous-même : Jules Verne reste un royaliste " au fond de son cœur ". Depuis quand un royaliste (c’est un roi qui a conquis Alger, un autre qui a fondé l’Algérie) se fait-il l’apôtre de " l’héroïsme libertaire " ?

Qu’il ait été convaincu de l’importance " stratégique " du projet de mer intérieure, il n’y a pas à en douter. Et dès l’origine. Mais qu’en 1903 plus précisément, parce qu’il ne veut pas que les Américains, ou les Anglais, puissent faire avec la mer saharienne ce qu’ils font avec Panama, l’auteur de l’Invasion de la mer prenne la plume afin de vanter à nouveau le projet Roudaire-Lesseps, c’est l’évidence. Verne défend une cause : la mer intérieure, et un honneur : celui des promoteurs, balayés par le scandale ou l’oubli. (notez que c’est  " la Société française de la mer Saharienne " qui prend le relais de la " Compagnie franco-étrangère faillie ").

Or Jules Verne, comme la plupart des intellectuels de son époque, comme un Elisée Reclus résolument libertaire par exemple, ne s’émeut pas que cette cause fût colonialiste. " Marchez ! Colonisez ! " exhortait Hugo en désignant l’Afrique. Les Français sont certes, autant que les Touareg, des intrus en Tunisie. Mais ils apportent la civilisation, le progrès, quand les seconds, leurs ennemis mortels, sèment la sauvagerie et la désolation. L’Invasion de la mer tranche sans hésitations. Je ne vois pas le dilemme. Je ne vois pas où est " l’ironie " dont vous parlez.

Concession au " public " ? Mais le public de l’époque, à la différence des intellectuels, n’est pas acquis au colonialisme. L’expédition de Tunisie a soulevé la réprobation populaire. Jules Ferry doit ruser ou mendier pour imposer l’extension de l’empire colonial. Les lecteurs du Magasin sont en mal de sensations fortes, d’exotisme, mais non de propagande coloniale. Verne joue son rôle d’idéologue.

Et le dénouement ? Il n’a rien de " catastrophique " ! Il apporte la démonstration que Roudaire avait raison en 1882 : le Djerid était bel et bien un lac très profond recouvert d’une croûte. Son projet n’était pas " folie " mais une hardie et heureuse anticipation. Vous dites qu’il annonce la fin du monde ? Mais que voyons-nous apparaître sur cette nouvelle mer créée par la nature : un aviso français !

Où est le second degré que ma lecture " simpliste " élimine ? N’est-ce pas plutôt votre complaisance pour un auteur qui a peut-être enchanté votre enfance ? Cherchez-vous à le racheter ?

Mais non ! effectivement, l’Invasion de la mer n’est pas une œuvre mineure, c’est peut-être tout simplement, son auteur qui l’est? ce qui, au demeurant, ne le rend absolument pas indigne de respect ou d’intérêt. En tout cas, la question mérite le débat. Voulez-vous le poursuivre ?

Bien cordialement

Jean-Louis Marçot

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