 |
Appel
d’imaginaire :
La
mer
intérieure
africaine |
|
|
1869
-
1887
|
|
|
Le
17
novembre
1869,
l’impératrice
Eugénie
inaugure
en
grande
pompe
le
canal
de
Suez.
Il
a
fallu
dix
ans
de
travaux
pharaoniques
pour
réaliser
ce
grand
projet
initialement
assigné
par
le
Directoire
à
l’expédition
d’Egypte.
Les
eaux
de
l’Orient
et
celles
de
l’Occident
se
marient,
à
défaut
des
civilisations,
comme
l’avaient
fugitivement
rêvé
les
saint-simoniens.
Mais
pour
l’Occident,
et
singulièrement
l’Europe,
l’Orient
n’est
encore
au
mieux
qu’une
" demi-civilisation ".
Quelques
jours
après
l’événement
paraît
à
Paris,
dans
La
Revue
moderne,
un
article
intitulé
Le
percement
de
l’isthme
de
Gabès.
Son
auteur,
Georges
Lavigne,
de
Coulommiers,
propose,
moyennant
un
canal
dix
fois
plus
court
que
celui
de
Suez,
d’inonder
le
Grand
désert.
Il
s’explique :
le
Sahara,
lâche-t-il,
" c’est
le
cancer
qui
ronge
l’Afrique ;
puisqu’on
ne
peut
pas
le
guérir,
il
faut
le
noyer ".
Sous
la
formule,
le
projet
qu’elle
pavoise
nous
fait
sourire
aujourd'hui.
Il
aura
cependant
défrayé
la
chronique
scientifique
d’une
décennie,
mobilisé
les
esprits
les
plus
forts
de
l’époque
et
nourri
une
ardente
polémique
qui
n’est
pas
encore
tout
à
fait
éteinte.
De
toutes
les
grandes
entreprises
conçues
au
même
moment
-
le
tunnel
sous
la
Manche,
le
percement
des
Alpes,
le
canal
de
Panama,
…
-
la
mer
intérieure
africaine
-
avec,
dans
une
moindre
mesure
le
Transsaharien
-
est
la
seule
à
ne
pas
avoir
abouti.
|
|
|
- La
mer
toujours
recommencée
|
|
|
Que
propose
la
Revue
moderne
en
novembre
1869 ?
Il
existe,
à
l’est
de
l’Algérie,
au
sud
de
la
Tunisie,
une
région
désertique
désignée
d’un
mot
arabe,
chotts,
qui
signifie
rivages.
On
la
nommait
jadis
Biledulgerid ;
c’est
" el-foum ",
la
bouche
du
désert.
Immédiatement
au
sud
en
effet
commence
le
grand
Erg
oriental ;
au
nord
se
dressent
les
derniers
contreforts
de
l’Atlas
saharien,
l’Aurès,
le
Nemencha,
le
Cherb.
À
la
commissure
occidentale
se
love
l’oasis
de
Biskra ;
à
l’autre
extrémité
se
situe
Gabès,
sur
la
mer
que
les
anciens
appelaient
la
petite
Syrte.
Un
chapelet
de
chotts
s’égrène
de
Chegga
à
Gabès,
dont
les
plus
souvent
nommés
sont
le
Melrhir,
le
Sellem,
le
Rharsa,
le
Djerid
et
le
Fedjej.
Le
paysage
nu
et
plat
qu’ils
composent
apparaît
à
bien
des
égards
comme
du
concentré
de
désert.
A
sa
simple
vue,
l’imagination
s’embrase.
Victime
des
mirages,
l’œil
y
voit
la
mer
à
l’infini.
Victime
de
son
emportement,
l’esprit
veut
réaliser
le
mirage.
Georges
Lavigne
est
un
de
ces
esprits
inspirés
auxquels
La
Revue
moderne,
d’origine
fouriériste,
offre
volontiers
ses
pages.
Pour
cette
avant-garde
qui
veut
ressusciter
les
valeurs
révolutionnaires
piétinées
par
le
Premier
Empire
puis
la
Restauration,
" Alger "
s’est
aussitôt
présenté
comme
le
terrain
d’essai
idéal.
Elle
brûle
d’y
faire
la
preuve
de
la
supériorité
de
sa
théorie
et
d’y
exercer
sa
foi
dans
le
progrès.
Mais
dès
1823,
Charles
Fourier
avait
désigné
le
Sahara
comme
le
défi
à
relever.
Dans
son
Traité
de
l’Association
domestique-agricole,
le
pionnier
proposait
de
lever
une
armée
industrielle
de
4
millions
d’hommes
qui,
en
quarante
ans,
eussent
reboisé
le
Grand
désert.
Au
moment
où
Fourier
construit
son
système,
le
Sahara
reste
une
énigme.
Les
rares
voyageurs
qui
l’ont
pénétré
n’y
ont
vu
à
peu
près
que
du
sable.
Or
les
lecteurs
de
Saugnier,
Hornemann
ou
Caillié
ne
se
représentent
l’élément
qu’associé
à
la
mer.
En
Europe,
on
ne
le
rencontre
que
sur
les
rivages
des
mers
ou
des
fleuves.
Ces
mêmes
voyageurs,
s’inscrivant
dans
une
tradition
qui
remonte
à
Hérodote,
usent
et
abusent
de
la
métaphore
marine.
L’immensité
sablonneuse,
les
dunes,
les
tempêtes,
les
caravanes,
les
nomades-corsaires,
leur
rappellent
inéluctablement
la
mer.
La
présence
de
sel,
de
coquillages
et
de
" poussière
siliceuse "
convainc
la
plupart
des
explorateurs
qu’ils
ont
affaire
au
" fond
d’une
mer
desséchée ".
En
chambre,
les
érudits
fouillent
plus
volontiers
les
bibliothèques
que
le
sol.
Ils
lisent
et
relisent
Homère,
Platon,
Hérodote
et
leurs
suiveurs.
Un
de
ces
plus
illustres
géographes,
Conrad
Malte-Brun,
est
le
premier
sans
doute
à
émettre
l’hypothèse :
dans
sa
Géographie
universelle
de
1813,
ce
Danois
acquis
aux
idéaux
de
1789
soupçonne
le
Maghreb
de
former
" l’île
atlantique "
disparue
en
9600
avant
l’ère
chrétienne.
Un
tremblement
de
terre
aurait
mis
à
sec
la
" deuxième
Méditerranée "
qui
la
bordait
au
sud.
Pascal
Duprat,
qui
a
enseigné
l’histoire
au
collège
d’Alger
de
1840
à
1845,
affine
l’idée.
Dans
son
Essai
historique
sur
les
races
anciennes
et
modernes
de
l’Afrique
septentrionale
publié
à
Paris
en
1845,
ce
républicain
engagé
soutient
que
le
Sahara
" a
émergé
du
fond
des
mers,
ou
plutôt
les
eaux
l’ont
abandonné ".
Il
ajoute
que
" l’Atlas
sous
sa
forme
primitive,
[est]
l’Atlantide "
dont
parle
le
Timée.
L’idée
circule
dans
tous
les
milieux
éclairés,
reprise
par
les
géographes,
les
historiens,
jusqu’aux
géologues.
La
France
vient
de
prendre
pied
aux
portes
du
désert.
Les
troupes
du
duc
d'Aumale
ont
atteint
Biskra
en
mai
1844.
Dans
leur
sillage,
officiers
topographes
et
ingénieurs
s’aventurent
et
découvrent,
de
visu
ou
par
renseignements,
les
chotts
algéro-tunisiens.
Au-delà
de
Chegga,
à
70
kilomètres
au
sud
de
Biskra,
là
où
commence
le
chott
Melrhir,
leurs
baromètres
indiquent
des
bassitudes
surprenantes.
Les
riverains
évoquent
dans
leur
parler
ou
leurs
légendes
la
présence
d’une
mer
disparue.
Les
auteurs
anciens
la
désignent
sous
le
nom
de
lac
ou
baie
de
Triton.
Thomas
Shaw
qui
a
exploré
les
environs
et
les
décrit
dans
ses
Voyages
parus
en
français
à
La
Haye
en
1763,
confond
les
chotts
avec
ce
bras
de
mer
que
Hérodote,
Scylax,
Ptolémée,
Pomponius
Mela
et
Pline
ont
reconnu.
Le
chapelain
d’Alger
fait
autorité
depuis
un
siècle.
|
|
|
|
|
|
Rattacher
ces
lieux
nouveaux
aux
auteurs
anciens,
ce
n’est
pas
seulement
les
rattacher
à
l’Europe,
faciliter
leur
appropriation.
C’est
aussi
leur
redonner
un
destin.
Car
ces
lieux
au
temps
où
les
Grecs
et
les
Romains
les
fréquentaient
étaient
prospères,
d’une
fertilité
proverbiale
-
le
grenier
à
blé
de
Rome,
vantait-on.
Qu’ici
la
prospérité
revienne
en
même
temps
que
l’Europe,
et
la
conquête
trouve
une
justification,
une
motivation
et
un
sens
incontestables.
Et
puisque
cette
prospérité
dépendait
de
l’existence
du
lac
Triton,
lui-même
résidu
de
la
mer
saharienne
envolée,
que
revienne
cette
mer !
L’idée
se
perfectionne
à
mesure
que,
par
l’Algérie
ou
la
Régence
de
Tunis,
les
explorateurs
affluent.
Ernest
Carette,
Paul
Bert,
Paul
Marès,
étudient
le
Melrhir.
Pellissier
de
Reynaud,
Charles
Tissot,
Henri
Duveyrier,
s’enfoncent
dans
la
région
du
Djerid.
A
l’hiver
1864,
un
botaniste
de
renom,
Charles
Martins,
visite
à
son
tour
les
lieux.
Il
confirme
dans
son
article
pour
la
Revue
des
Deux
Mondes,
ce
qu’une
formule
choc
exprime
brutalement :
" Que
cet
isthme
(de
Gabès)
se
rompe,
et
le
Sahara
redevient
une
mer,
une
baltique
de
la
Méditerranée ".
Deux
ans
plus
tard,
un
roman
à
grand
tirage
vulgarise
l’idée.
Edmond
About
dans
son
Turco
donne
la
parole
à
un
jeune
et
brillant
officier.
" Il
m’expliqua,
écrit-il,
que
le
grand
désert
était
une
mer
desséchée,
que
l’eau
pouvait
rentrer
chez
elle
tôt
ou
tard,
qu’on
pourrait
même
l’y
ramener
par
un
travail
analogue
au
percement
de
l’isthme
de
Suez,
car
enfin
le
Sahara
est
à
27
mètres
au-dessous
du
niveau
de
la
Méditerranée !
Saviez-vous
ça ?
Moi,
j’en
fus
transporté :
mon
imagination
prit
le
galop ;
je
passai
toute
la
nuit
à
rêver
la
fabrication
d’une
grande
mer
intérieure… "
Voilà
bien
exactement
l’objet
du
Percement
de
l’isthme
de
Gabès.
Le
Sahara
s’est
exhaussé,
y
affirme
Lavigne.
La
mer
qui
le
recouvrait
a
fui
peu
à
peu.
Elle
résidait
encore
dans
le
déversoir
de
la
baie
de
Triton
aux
temps
historiques.
Mais
le
sable
emporté
dans
l’écoulement
a
fini
par
obstruer
le
passage.
La
mer
ainsi
isolée
de
la
Méditerranée
s’est
évaporée.
Il
suffirait
de
rétablir
le
passage
en
creusant
le
cordon
littoral
pour
ramener
l’eau
dans
le
fond
des
chotts,
restaurer
la
baie
et
recréer
les
conditions
de
la
prospérité.
Mais
le
publiciste
reste
général,
théorique,
voire
approximatif.
Et
même
si
l’idée
est
maintenant
bien
ancrée
dans
les
cerveaux,
on
la
croit
fumeuse.
Puis
la
guerre
crée
rapidement
de
plus
impérieuses
nécessités.
Lorsque
le
15
mai
1874,
elle
réapparaît
sous
la
plume
d’un
capitaine
d’état-major
auquel
la
prestigieuse
Revue
des
Deux
Mondes
a
ouvert
ses
colonnes,
la
situation
est
toute
différente.
La
France
cherche
outre-mer
des
compensations
à
la
perte
de
l’Alsace
et
d'une
partie
de
la
Lorraine,
et
l’occasion
de
redorer
son
blason.
Elie
Roudaire,
jusque
là
inconnu,
est
un
scientifique,
un
" savant
patriote "
à
la
Monge
ou
Berthollet,
mais
aussi
un
érudit.
Il
a
étudié
les
textes
et
les
lieux.
Chargé
de
mesurer
la
méridienne
de
Biskra,
il
est
le
premier
à
donner
précisément
l’altitude
du
Melrhir.
Elle
est
partout
négative.
Des
relations
des
voyageurs
l’officier
déduit
que
la
dépression
commencée
à
Chegga
ne
cesse
de
se
creuser
en
direction
de
Gabès.
Sur
la
base
des
témoignages
anciens,
de
Hérodote
à
Idrisi,
il
reconstitue
l’histoire
de
la
disparition
progressive
de
la
baie
de
Triton.
Il
rapporte
également
à
l’appui
la
tradition
qui
circule
chez
les
" indigènes ".
Pour
20
millions
de
francs
en
comptant
large,
le
capitaine
Roudaire
promet
une
mer
de
16.000
km²
suffisante
pour
apporter
l’humidité
nécessaire
aux
cultures,
faire
barrage
au
sirocco
dévastateur
et
aux
sauterelles
non
moins
nuisibles,
créer
une
oasis
de
600.000
ha,
mettre
Biskra
à
portée
de
la
mer
et
faciliter
le
commerce
avec
l’intérieur
de
l’Afrique.
Elie
Roudaire
est
fouriériste,
franc-maçon,
républicain
convaincu.
Il
argumente :
nous
allons
ouvrir
là
des
débouchés
à
l’Europe,
apporter
la
civilisation
dans
les
parages,
donner
du
travail
aux
indigènes,
concilier
tous
les
intérêts
et
faire
le
bonheur
de
tous.

Une
vision
édénique
Ces
arguments,
cette
foi,
n’auraient
pas
suffi
à
provoquer
l’enthousiasme
sans
l’engagement
entier
de
trois
notabilités
des
sciences,
des
affaires
et
de
la
politique.
Ferdinand
de
Lesseps,
le
" Grand
Français ",
encore
auréolé
du
miracle
de
Suez,
adhère
immédiatement
et
le
jour
même
de
son
entrée
à
l’Académie
des
Sciences,
embarque
l’illustre
compagnie
dans
l’aventure
de
la
mer
intérieure.
Il
met
son
expérience
au
service
du
projet.
En
rendant
l’eau
que
les
lacs
Amers
avaient
perdue
depuis
des
siècles,
son
canal
a
ramené
la
pluie
dans
le
désert
égyptien
et
fait
la
fortune
des
oasiens
et
des
pêcheurs.
Il
en
ira
de
même
avec
ce
qu’il
appelle
" la
mer
Roudaire ".
A
son
instigation,
l’Académie
forme
en
son
sein
une
commission
des
chotts
qui
épaulera
le
projet
jusqu’au
bout.
Le
deuxième
soutien
décisif,
c’est
Henri
Duveyrier
et
avec
lui,
la
Société
de
géographie
de
Paris
presque
au
complet,
qui
le
manifeste.
Le
"
Monsieur
Sahara
"
du
moment
est
convaincu
que
les
chotts
se
confondent
avec
la
baie
de
Triton ;
il
l’a
écrit
dans
ses
Touareg
du
Nord.
Autre
caution
non
moins
importante,
celle
que
Paul
Bert
offre
spontanément,
en
son
nom
et
en
celui
des
gambettistes.
Le
médecin
qui
dirige
la
chronique
scientifique
de
La
République
française,
avait
eu
lui-même
l’idée
en
1858,
lors
d’une
mission
sur
place.
Deux
mois
à
peine
après
la
parution
de
Une
mer
intérieure
en
Algérie
dans
la
Revue
des
Deux
Mondes,
Bert
présente
à
la
Chambre
une
demande
de
crédits
pour
une
mission
d'exploration
des
chotts.
La
mission,
dans
le
contexte
international
du
moment,
sera
limitée
à
la
partie
algérienne.
En
décembre
1874,
celle-ci
est
à
pied
d’œuvre.
L’opération
a
été
rondement
menée.
Roudaire,
à
la
tête
d’une
équipe
de
spécialistes
civils
et
militaires,
est
chargé
de
déterminer
le
niveau
zéro,
c'est-à-dire
" le
rivage
probable
de
la
mer
intérieure
africaine ".
|
|
|
- L’affaire
est
dans
le
sac
|
|
|
La
partie
est
bien
engagée.
Durant
treize
ans,
elle
va
connaître
emballements,
polémiques,
rebondissements.
Dès
l’origine,
l’Etat
s’implique.
Il
détache
l’officier
auprès
du
Gouvernement
général
puis
de
l’Instruction
publique ;
il
finance
les
missions,
il
publie
les
rapports,
il
arbitre
puis
tranche.
Pourtant
à
peine
commencée,
la
première
mission,
qui,
entre
décembre
1874
et
avril
1875,
nivelle
650
km
et
en
reconnaît
plus
du
double,
voit
surgir
de
nombreux
obstacles.
C’est
le
Gouvernement
général
qui,
hostile
en
la
personne
du
général
Chanzy,
cherche
à
entraver
la
marche
des
opérations.
Puis,
surmontant
ces
embûches,
Roudaire
doit
se
rendre
à
l’évidence :
entre
le
chott
Sellem
et
le
chott
Rharsa,
un
seuil
d’une
vingtaine
de
kilomètres
rompt
la
continuité
de
la
dépression.
Quant
aux
traces
de
la
mer
antérieure,
elles
sont
infimes
et
contestables.
Et
plus
grave,
trois
membres
éminents
de
la
mission
-
deux
topographes,
un
ingénieur
-
se
désolidarisent
et
font
savoir
leur
opposition
au
projet.
Roudaire
fait
mousser
les
résultats
les
plus
positifs :
le
Sellem,
dont
on
ignorait
la
profondeur,
atteint
40
mètres
sous
le
niveau
de
la
mer.
Très
peu
de
palmeraies
seraient
noyées…
L’Académie
des
Sciences,
le
deuxième
congrès
géographique
international
qui
se
tient
à
Paris
en
août
1875,
récompensent
le
promoteur
et
l’encouragent
à
poursuivre.
Il
reste
à
reconnaître
la
partie
tunisienne.
Dépouillée
de
tout
signe
militaire,
une
seconde
mission
se
rend
à
Gabès
en
mars
1876.
C’est
la
catastrophe !
Le
Djerid
et
le
Fedjej
se
révèlent
être
à
une
altitude
moyenne
de
15
mètres
et
le
seuil
qui
les
sépare
de
la
Méditerranée,
prétendument
formé
par
accumulation
de
sable,
est
pour
partie
en
pierre
comme
dans
l’oued
Akarit,
qu’on
prenait
pour
le
reste
du
canal
naturel
d’écoulement.
En
outre,
un
autre
seuil
s’élève
entre
le
Djerid
et
le
Rharsa.
Pour
autant,
ni
Roudaire
ni
Ferdinand
de
Lesseps
ne
s’avouent
vaincus.
Alors
qu’on
croit
le
projet
perdu,
un
concert
dans
la
presse,
les
cercles
savants
et
républicains,
loue
ses
mérites.
Elie
Roudaire
tient
une
explication
prête.
S’appuyant
sur
le
témoignage
de
l’archéologue
Charles
Tissot
qui
a
exploré
par
deux
fois
le
Djerid
en
1853
et
1857,
il
affirme
qu’une
croûte
de
sel
recouvre
les
eaux
souterraines
du
chott,
comme
la
glace
le
ferait
à
la
surface
d’un
lac
gelé
et
que,
si
un
canal
était
percé
entre
le
Djerid
et
le
Rharsa,
les
eaux
libérées
se
déverseraient
dans
la
dépression,
emportant
avec
elles
la
croûte
disloquée.
Fort
opportunément,
le
Bulletin
de
la
Société
de
géographie
publie
le
journal
de
route
de
Tissot.
Le
Magasin
pittoresque
livre
à
son
public
populaire
les
émotions
d’un
Voyage
sur
une
croûte
de
sel…
Et
c’est
en
fanfare
qu’a
lieu
la
troisième
mission
des
chotts,
la
plus
longue
et
la
plus
importante.
Il
s’agit
de
trouver
un
autre
passage
que
l’oued
Akarit,
de
vérifier
la
nature
de
la
surface
du
Djerid,
et
d’étudier
l’itinéraire
du
canal
qui
conduirait,
au
besoin,
le
flot
de
la
Méditerranée
jusqu’au
Rharsa.
Lesseps
est
de
la
partie.
Pour
donner
à
l’expédition
le
lustre
nécessaire,
le
perceur
d’isthme
débarque
à
Gabès
en
novembre
1878.
Il
se
multiplie
en
mondanités
et
accompagne
sur
le
terrain
Roudaire.
Peine
perdue !
Si
l’oued
Melah,
plus
près
de
Gabès,
convient
mieux
que
l’oued
Akarit
pour
servir
d’amorce
au
canal,
les
sondages
le
démontrent :
le
sol
du
Djerid
n’est
pas
creux.
C’est
un
terrain
détritique
mou
et
instable.
Quant
au
seuil
dit
de
Kriz
qui
se
dresse
devant
le
Rharsa,
il
est
partiellement
rocheux
et
mesure
près
de
100
mètres
de
hauteur.
Une
déconvenue
encore
plus
lourde
de
conséquence
s’est
produite :
au
sondage
n°15,
près
de
Nefta,
l’équipe
a
été
prise
à
partie
par
les
villageois.
A
ce
tournant
de
son
épopée,
Roudaire
change
de
perspective.
Il
se
disposait
jusqu’alors
à
restaurer
une
mer
antérieure.
Désormais,
il
va
innover,
et
ce
faisant,
prouver
la
supériorité
technique
et
scientifique
de
son
pays.
Tandis
que
l’argument
sécuritaire
avait
été
négligé
par
le
promoteur,
il
devient
insistant.
La
mer
intérieure
fera
office
d’une
ligne
Morice
avant
l’heure.
Elle
mettra
la
dissidence
à
distance
du
pays
utile
et
facilitera
le
transport
des
troupes.
Même
s’il
a
été
amené
à
réviser
à
la
hausse
la
facture
-
elle
se
monte
à
75
millions
-
et
à
la
baisse
l’étendue
de
" la
mer
artificielle "
(9000
km²,
soit
grosso
modo
la
taille
de
la
Corse),
le
promoteur
n’a
pas
perdu
l’essentiel
de
ses
soutiens
dans
les
milieux
scientifiques,
politiques,
dans
le
monde
de
la
presse
et
des
affaires.
Lesseps
en
met
même
un
nouveau
dans
la
balance.
Son
ami
Abd
el-Kader,
en
exil
à
Damas,
dans
un
message
diffusé
en
septembre
1879,
enjoint
les
populations
riveraines
d’
" aider
le
commandant
Roudaire
par
la
parole
et
les
actes
[...]
en
secret
ou
ouvertement ".
De
plus
en
plus
nombreux
et
actifs
sont
pourtant
les
adversaires.
Il
y
a
ceux
qui
rejettent
l’hypothèse
de
la
mer
antérieure.
Le
plus
probant
de
tous,
le
géologue
Auguste
Pomel,
" transporté "
en
Algérie
après
le
coup
d’Etat
de
Louis
Napoléon,
entame
le
mystère
des
origines
du
désert
dans
son
Sahara
imprimé
à
Alger
en
1872.
Mais
même
ceux
qui
adhèrent
à
l’hypothèse
font
valoir
que,
les
mêmes
causes
produisant
les
mêmes
effets,
l’évaporation
aurait
raison
de
la
mer
restaurée
après
l’avoir
transformée
en
immenses
salines
et
marécages
insalubres.
S’il
ne
s’agit
plus
que
d’innover,
ils
entendent
démontrer
que
l’influence
climatique
du
" lac "
si
chèrement
créé
serait
quasiment
nulle.
Et
au
lieu
d’engloutir
inutilement
des
sommes
astronomiques
dans
le
projet
Roudaire,
ils
proposent
de
les
employer
à
l’amélioration
de
l’environnement
en
métropole
ou
à
des
projets
" à
taille
humaine ".
" Si
la
mer
intérieure
existait,
tranche
le
botaniste
Ernest
Cosson,
le
plus
incisif
de
tous,
il
faudrait
la
combler ".
Relevant
le
défi
du
désert,
un
grand
projet
concurrent
vient
justement
de
voir
le
jour.
Il
a
été
baptisé
" Transsaharien ".
Pour
l’étudier,
le
gouvernement
a
instauré
une
commission
dite
supérieure.
Réuni
à
l’initiative
du
ministre
des
Travaux
publics,
un
cénacle
d’hommes
de
science
et
de
terrain
s’ingénie
à
déterminer
le
meilleur
itinéraire
pour
un
chemin
de
fer
qui
relierait
le
littoral
algérien
aux
profondeurs
de
l’Afrique.
Le
massacre
de
la
mission
Flatters,
envoyée
en
reconnaissance
dans
le
Hoggar,
met
un
frein
à
l’entreprise.
Le
drame
est
à
peine
connu
de
Paris
que
les
troupes
françaises
débarquent
en
Tunisie.
Le
gouvernement
ne
regarde
plus
le
territoire
placé
sous
son
protectorat
avec
les
mêmes
yeux.
L’idée
d’une
mer
qui
le
couperait
en
deux
par
la
largeur
ne
lui
est
plus
si
agréable.
|
|
|
- L’affaire
est
dans
le
lac
|
|
|
On
le
croit
néanmoins
favorablement
disposé
lorsqu’il
décide
en
avril
1882
de
réunir
une
nouvelle
commission
supérieure,
dite
de
la
mer
intérieure,
pour
statuer
sur
le
projet.
Parmi
les
cinquante-trois
savants,
généraux
et
parlementaires
désignés
par
le
président
du
Conseil,
nombre
ne
sont-ils
pas
issus
de
l’avant-garde ?
Le
ministre
a
exclu
les
adversaires
notoires
tels
Pomel,
Naudin
ou
Cosson,
et
retenu
les
partisans
déclarés
comme
Lesseps,
le
général
Favé,
l’astronome
Yvon
Villarceau
ou
le
voyageur
Antoine
d’Abbadie.
La
commission
doit
examiner
les
" moyens
pratiques
d’exécution "
du
projet,
ses
" conséquences
probables "
sur
l’environnement
et
le
" cahier
des
charges "
de
l’entreprise
qui
recevrait
la
concession.
La
formulation
même
des
objectifs
trahit
l’imminence
du
passage
à
l’acte.
Roudaire
appelé
à
s’expliquer
devant
les
experts
dépense
des
trésors
d’imagination
pour
justifier
son
projet,
marchander
son
coût,
rabattre
le
coefficient
d’évaporation,
minimiser
les
difficultés
propres
à
l’instabilité
des
terrains
en
cause,
etc.
Son
énergie
ne
suffit
pas
à
convaincre
une
majorité.
Poussé
dans
ses
extrémités,
il
estime
in
fine
à
250
millions
de
francs
le
prix
de
revient
de
la
mer
intérieure,
soit
trente
fois
le
chiffre
avancé
par
Ferdinand
de
Lesseps
à
l’origine !
La
commission
quant
à
elle,
pour
le
creusement
d’un
canal
de
200
kilomètres
dont
le
débit
devrait
dépasser
de
vingt
fois
celui
de
la
Seine
en
basses
eaux,
évalue
la
dépense
à
1,3
milliard
" au
minimum ".
Considérant
celle-ci
" hors
de
proportion
avec
les
résultats
qu’on
peut
en
espérer ",
la
commission
supérieure
se
déclare
le
27
juillet
1882,
défavorable
au
projet.
Lâchés
par
le
gouvernement,
les
promoteurs
de
la
mer
intérieure
tiennent
encore
tête.
Ferdinand
de
Lesseps,
infatigable,
fonde
en
décembre
suivant
la
Société
de
la
Mer
intérieure
africaine
au
capital
de
200.000
francs.
C’est
sur
ses
crédits
que
Roudaire
accomplit
sa
quatrième
et
dernière
mission
des
chotts.
Lesseps,
devenu
le
véritable
patron
de
l’affaire,
est
de
l’expédition.
Il
débarque
en
Tunisie
accompagné
d’un
aréopage
d’entrepreneurs
et
fort
d’un
nouveau
message
d’Abd
el-Kader.
L’émir
promet
" une
grande
récompense "
divine
et
terrestre
" à
ceux
qui
prêteront
leur
concours "
à
la
Société.
De
retour
à
Paris
en
avril
1883,
la
mission
peut
se
féliciter
du
complet
enthousiasme
des
entrepreneurs
et
de
la
découverte
d’un
passage
beaucoup
plus
aisé
entre
le
Djerid
et
le
Rharsa.
Ce
n’est
pas
suffisant
pour
inverser
le
cours
des
événements.
Les
adversaires
mobilisés
portent
le
coup
de
grâce
au
congrès
scientifique
de
Blois,
en
septembre
1884.
Ce
que
la
France
compte
de
plus
savant
engage
par
un
vœu
général
le
gouvernement
à
ne
pas
" encourager "
le
projet
de
mer
intérieure
africaine.
Quelques
mois
plus
tard,
Roudaire
meurt
d’épuisement.
Lesseps,
obstiné,
tente
de
relancer
l’affaire.
Il
obtient
même
le
23
novembre
1885
la
concession
de
2300
ha
à
l’embouchure
de
l’oued
Melah.
Mais
il
ne
s’agit
plus
que
d’y
créer
une
" oasis
européenne ".
Emporté
par
l’échec
puis
le
scandale
de
Panama,
le
Grand
Français
abandonne
la
partie.
En
mars
1892,
sa
Société
de
la
Mer
intérieure
africaine
se
transforme
en
Compagnie
française
du
Sud
tunisien.
Exit
le
projet
Roudaire !
Mais
une
utopie
meurt-elle
aussi
vite ?
En
1905,
Jules
Verne,
partisan
de
la
première
heure,
la
ranime
dans
le
dernier
roman
publié
de
son
vivant.
L’invasion
de
la
mer
confie
à
la
nature
le
rôle
que
les
hommes
n’ont
pas
su
tenir
pour
réaliser
les
vues
géniales
de
Roudaire.
Dans
les
années
1920,
des
archéologues
allemands
croient
retrouver
dans
les
chotts
les
traces
de
l’Atlantide.
Puis
les
sociétés
d’études
françaises
ou
étrangères
se
relaient
pour
établir
le
devis
de
la
mer
intérieure,
qu’il
s’agisse
de
faciliter
l’acheminement
du
pétrole
saharien
ou
de
transformer
Nefta
et
Tozeur
ou
Chegga
en
complexes
balnéaires.
Le
dernier,
en
1983,
se
monte
à
50
milliards
de
dollars…
Et
encore
en
1990,
le
projet
est
agité
lors
d’une
campagne
électorale
algérienne.
Ainsi
va
la
mer
intérieure
africaine
qu'engloutie
dans
l’imaginaire,
elle
est
toujours
prête
à
déborder.
©
Jean-Louis
Marçot,
février
2004
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