JOURNAL DE GUERET Mai et juin 1998
27 mai 1998
Arrivés à Guéret par l’autoroute en construction. Le pays, à mesure qu’on le pénètre, gonfle et verdit. Les genets éclairent les collines. La ville s’accroche à une légère hauteur, que coiffe un bâtiment raide et imposant, l’ancienne école normale pour garçons, devenue l’IUFM. Le ciel est couvert, le vent, froid, les rues, étroites, l’urbanisme, hétéroclite et négligé. La pierre sombre (granit) domine. Toits d’ardoise sur lesquels joue le soleil. De la place du Marché, nous nous enfilons dans les vieilles ruelles qui encerclent l’église, puis nous trouvons la rue du Colonel Roudaire - une longue rue coupée par la route de La Souterraine et qui finit à la voie du chemin de fer. Aucune maison ne semble être celle où est né notre personnage. Certaines bâtisses ont été rasées. Des construction modernes, petits immeubles ou pavillons, se juxtaposent en désordre. Les riverains que nous interrogeons connaissent l’histoire du colonel mais ne savent pas où se situe sa maison natale. Il y a, au numéro 36, une plaque " Ici a vécu Maurice Leloir (1853-1940) - peintre, aquarelliste, illustrateur, fondateur du musée du costume - bienfaiteur du musée de Guéret ". En longeant la voie ferrée, on arrive au quartier Chandonnet que surplombe le cimetière du Calvaire. Un quartier est réservé au Pénitents noirs.
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La gardienne du cimetière nous indique l’emplacement de la tombe de Roudaire. Elle la connaît parce que tous les ans, le vendredi de la Toussaint, les services municipaux viennent y déposer un chrysanthème. Il y a ainsi 25 tombes que Guéret fleurit, en hommage à ses maires et bienfaiteurs. La sépulture du promoteur de la mer intérieure est coincée entre d’autres monuments funéraires plus importants et moins abîmés. C’est une dalle chavirée, marquée d’un tronçon de colonne. Nous ne nous expliquons pas pourquoi le médaillon inclus dans la pierre (indiquant le décès de sa sœur cadette) est ébréché à la hauteur de la fracture - comme si la colonne avait été brisée ultérieurement. Était-ce une croix imposée par les bonnes mœurs locales que les amis athées du défunt ont détruite par la suite ? Ou bien le reste de ce monument pour lequel une souscription avait été lancée en 1891 ? S’il y a effectivement une intention, un sens caché, il nous échappe. Retour au centre de la ville par le chemin de l’Église. En début d’après-midi, nous nous rendons au musée car Nicole tient absolument à s’expliquer avec la directrice - édifice grandiloquent dressé sur un très beau parc que peuplent les amoureux. Au musée, la conservatrice, occupée par la préparation de la prochaine exposition sur la colonie des peintres guérétois dans le courant inspiré par Sand, Monnet etc., ne peut nous recevoir et nous fait dire que, sans rendez-vous, rien n’est possible. Le portrait de Roudaire par Cormon ne sortira pas de la réserve. Pourquoi un accueil aussi froid ? Heureusement, c’est l’embellie à la Société des Sciences, sous l’égide d’Amédée Carriat. Une grande salle encombrée, qui tient du cabinet d’études et du club, abrite de vieilles barbes somme toute sympathiques. Amédée ne retrouvait pas les documents relatifs à Roudaire et craignait qu’ils ne fussent volés ou égarés. Un retraité, qui lève le nez du carnet où il est en train de noter tous les faits divers relatés par la presse creusoise depuis deux siècles, commune par commune, en profite pour se plaindre du Bureau. Nous cherchons les notices nécrologiques et articles relatifs à la mort du colonel dans le Courrier de la Creuse et la Démocratie creusoise. Quelques renseignements utiles y figurent (autour du maire Laroche notamment). Jacqueline arrive et avec elle, tout change. Les pièces introuvables réapparaissent aussitôt. Nous photographions l’album de dessins aquarellés de la première mission des chotts - don de Ravet, petit neveu de Roudaire. L’auteur (Sauzéa) n’a pas signé. Douze esquisses assez fines représentant les lieux, les autochtones et le campement. Où sont passés les autres dessins ? J’emprunte le " Livre Jaune ", ainsi nomme-t-on le rapport final de la Commission Supérieure de la mer intérieure instituée en mai 1882 par le gouvernement pour trancher la question, et nous levons le camp. Jacqueline nous accompagne. En chemin, elle nous parle de son expérience de la mort et des soins qu’elle prodigue bénévolement aux mourants à l’hôpital. [...] Nous allons chez les Boiron. Ils ont répondu à l’annonce que Nicole a fait insérer dans la Montagne. Mais plus qu’un appel à témoignage, c’est un véritable article que le journaliste, intéressé par le sujet, a écrit, accompagné d’un portrait inédit de l’officier peu de temps avant sa mort. Mme Boiron nous montre les actes de propriété de sa maison du 17 rue du Colonel Roudaire. La propriété comprend les champs dits Lavande Blanche et Pré de la Bonne. Il y a de fortes chances pour que cette maison ait vu naître notre personnage. Très aimablement, la dame, une institutrice en retraite, nous mène sur les lieux et nous les fait visiter. La propriété est en vente depuis un an. Le bâtiment est grand mais pas vraiment cossu. Dans le grenier, nous trouvons une malle très ancienne qui porte l’étiquette " Paris-Guéret ". Nicole et cette gentille dame sont persuadées qu’il s’agit de la malle que Roudaire transportait dans ses voyages. La voulons-nous ? Mme Boiron nous la propose spontanément. Notre refus la déçoit. |
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Nous explorons, pour finir notre journée, le quartier que Roudaire enfant a fréquenté. Je suis frappé par la proximité du collège et du dépôt de remonte, l’un donnant sur l’autre. Les élèves devaient se mélangeaient aux militaires. Ici une caserne, là une prison : l’environnement ne prêtait guère au rêve. Puis une grande place où l’hiver un vent glacial devait prendre son élan. En bas, un ruisseau (depuis canalisé et enfoui) d’où s’exhalaient durant l’été des miasmes.
29 mai 1998
Je récapitule ma journée d’hier. A 9H, je prenais rang à la porte des Archives départementales. En fait de file d’attente, à peine deux couples : un homme et sa femme, une mère et son fils. Les Archives sont logées dans un bâtiment moderne aussi laid qu’on peut l’imaginer, trop vaste, froid - association de verre et de béton répartis en grandes masses sans vie, sans fantaisie : Tolbiac, sans le luxe qu’on doit à la capitale. Le personnel est dans l’ensemble, morne et lent. Mais peut-être s’agit-il d’une consigne et non d’un trait de caractère. En tout cas, sans être véritablement serviables ni zélés, les employés accomplissent leur tâche correctement. Veulent-ils marquer leur défiance à mon égard : je débarque de Paris, avec une lettre du conservateur et un équipement informatique. Ils ont peut-être pensé qu’il fallait me rabattre le caquet avant que je le mette en train ? Ma commande traîne. Je m’en inquiète. Le magasinier a un mouvement d’humeur -" Cette cote que vous a donnée le conservateur, elle est fausse. Normal ! Elle ne descend jamais voir. Elles les a trouvées à la cote (…). Mais ici, ce n’est pas.. " Il vérifie dans son fichier, sans un mot tourne les talons. Une bonne demi-heure après, les documents arrivent à ma place. Hélas ! ce ne sont pas ceux que j’attendais. J’effectue de nouvelles commandes. La récolte est maigre car, soit le document ne correspond que de loin à sa description dans l’inventaire, soit les années qui m’intéressent manquent. Une guigne ! Les sources sont nombreuses pourtant : collection de cartes postales du vieux Guéret, dénombrement de la population, double des états conservés en mairie, archives notariales (" en cours de classement "), dossiers des légionnaires (de l’Honneur), etc. J’ai cherché dans toutes les directions avec peu de bonheur. Les renseignements les plus intéressants m’ont été fournis par les Mémoires de la Société des Sciences : biographie de Roudaire père et fils, analyse de la Creuse politique entre 1845 et 1895… Rien concernant directement Roudaire si ce n’est son inscription sur la liste des élèves entrés en classe primaire supérieure dans l’année 1844-45. À 11H, nous n’étions pas plus d’une dizaine de lecteurs. Ambiance très studieuse. Le personnel n’est pas à cheval sur le règlement. La confiance règne. Mais quelle grise mine on fait derrière le comptoir ! aucun éclat, aucun écart, aucun rire, aucun sourire, aucune plaisanterie, aucune curiosité. Les documents s’attendant 15 à 30 minutes Douze commandes maximum par jour. À 13H, je rejoins Nicole et Jacqueline au Globe. Elles ont trouvé quasiment tout ce que nous cherchions. Trois employées de la mairie se sont mobilisées pour accélérer les recherches. Nicole a acheté un album de vues anciennes de la Creuse. Jacqueline nous offre le travail qu’elle a fait avec Amédée, sur les rues et places de Guéret. Nicole se rend à la mairie pour rencontrer l’élu responsable des Affaires Culturelles. Quant à moi, je retourne aux Archives. Jacqueline m’y rejoins pour m’apporter les deux numéros des Mémoires que les Archives me refusaient de photocopier. Elle est d’une grande bonté. Puis Nicole vient en renfort. À nous deux, nous abattons un gros travail. À 18H, nous filons dans un 1000 Copies photocopier le Livre Jaune que m’a confié Amédée. Photocopier me met dans un état pénible. J’ai l’impression de commettre un vol. En l'occurrence, je ne sais pas si c’est la chaleur que dégage la machine ou ce sentiment de culpabilité, de grosses gouttes de sueur roulent sur mon front. Je procède aussi vite que je peux. Il y a quand même plus de 500 pages à reproduire d’un volume qui menace ruines. Au bout de l’opération, l’ouvrage est en piteux état. Pour réduire la honte que j’éprouve, je ferai un don à la Société, de quoi le restaurer. J’ai le culte du livre, c’est bien le signe de mon ancrage dans la civilisation. Balade dans le vieux Guéret. La Grande Rue, suite de petits immeubles de granit - dans l’un d’eux Roudaire est mort dans la nuit du 13 au 14 janvier 1885 - envahis, défigurés par les vitrines, les enseignes, les multiples signaux et appâts du commerce.
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L’artère relie l’ancienne place d’Armes (aujourd'hui place Bonnyaud) à la place du Marché. C’est étrange, mais je me dirige dans Guéret comme dans une ville que j’aurais habitée. Peut-être parce que les quartiers sont bien distincts et qu’il y a des hauteurs pour servir de repères ? La cité n’a pas de charme particulier - un gros bourg rattrapé par une modernité mal digérée. Les habitants nous ont tous réservé un accueil sympathique, sans chaleur, sans démonstration, mais confiant, simple et je dirai, honnête. Le soir, nous avons traversé la verte campagne pour nous rendre chez Amédée, à Tercillat, à une quarantaine de kilomètres au nord de Guéret. Notre hôte habite une maison cachée par les arbres, à l’écart de la route, au lieu-dit Bellevue, qui ne compte que deux feux. La terre fleure bon. Dans l’herbe profuse poussent des ancolies aux fleurs violettes finement ciselées. Nous cueillons dans le potager de succulentes fraises. Amédée cultive son jardin avec soin. Sa maison est froide et humide. C’est une véritable bibliothèque. Des milliers de livres dorment, massés contre les murs, tous les murs sans exception. Les rares trous sont comblés par de très beaux dessins - paysages ou portraits d’une technique sûre, quelques-uns précieux. Les volumes sont rangés par sujet. Une pièce entière est assignée à la Creuse. Amédée est entouré de ses compagnons : Tristan l’Hermite, Martin Nadaud, Jouhandeau… Amédée Carriat est un érudit septuagénaire, il se dit autodidacte. Né dans une ferme pauvre de la Creuse, enseigné à l’école normale de Guéret, il a exercé le métier d’instituteur dans le département puis à Paris. Son épouse enseignait comme lui. Il l’a perdue il y a une dizaine d’années - une perte dont il ne s’est jamais remis nous confie Jacqueline. En nous quittant, il nous remercie de l’avoir distrait de sa solitude.
1er juin 1998
De bon matin, nous avons traversé le parc du musée. Il y régnait une très belle lumière, puis nous avons retrouvé Jacqueline au siège de la Société des Sciences. J’ai adhéré et devient l’un des 700 membres de la société savante. Dernières recherches aux Archives vendredi matin avant le départ. En très peu de temps, nous obtenons les documents que je désirais. Les indications du conservateur se sont avérées médiocres. Nous consultons la collection des Échos de la Creuse de 1844 à 1843 et les listes nominatives depuis 1866. À 14H, Nicole me quitte. Elle rentre en train. [...]. Je pars en ville pour une dernière tournée. Le ciel se couvre. Le gris du plafond est assorti au gris des murailles. Je cherche le n° 22 de la Grande Rue pour photographier l’immeuble qu’habitait Claire Roudaire, la mère du colonel décédé chez elle. Ensuite je visite le musée Présidial, sans grand intérêt (vestiges de l’activité minière et agricole de la Creuse), puis le Musée où je revois la secrétaire qui nous a éconduits mercredi dernier, et croise " Colette ", la conservatrice traversant au pas de course les salles vides. Les collections sont riches. Trois salles sont fermées au public en prévision de l’exposition prochaine qu’on prépare si fébrilement. Je comprends que le portrait du colonel ait été mis à la réserve. Il y avait plus intéressant à montrer.
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Je quitte Guéret à 16H et arrive à la maison vers 19H30 Amédée est , comme Daniel Guérin, Eugène Aulnette, Pierre Gilles ou Ersnet quand je les ai connus, un vieux digne d’habiter un roman. Son physique d'abord sort de l’ordinaire (je m’en veux de ne pas l’avoir photographié). Son visage rayonne, autant à cause de la couleur (rubicond) que par la vie qu’il exprime. Mais ces yeux clairs, qui ont dû étinceler, sont éteints, probablement par le chagrin. Modeste, effacé, Amédée ne veut pas attirer l’attention sur lui, parler de soi, devenir le centre d’une conversation ou d’un groupe. Il ne se confie pas, par pudeur et modestie. Il est dépourvu de méfiance. D’après Jacqueline, deux grands moments ont marqué et déterminé son itinéraire : l’entrée à Normale et l’éveil intellectuel qui la précède (peut-être provoqué par un instituteur bienveillant comme il le deviendra lui-même, le monsieur Germain de Camus ?), qui lui ont permis de quitter le milieu paysan pauvre de sa Creuse natale. Ensuite la rencontre avec celle qui deviendra son épouse, une femme issue d’un milieu social plus élevé. Tous deux instituteurs, ils se sont dévoués à leurs élèves et à la science. (j’ai vue dans l’entrée de sa maison une beau dessin dédicacée " à mon bon maître "). Ensemble ils ont élevé quatre enfants qui ont préféré retourner à la terre. Il est possible qu’Amédée considère ce retour comme son échec. Il nous avoue : -" Je les ai tellement embêté avec mes livres qu’ils les ont pris en dégoût ". Sa passion pour les livres est sûrement très ancienne. L’a-t-elle " sauvé " ? J’ai cru comprendre que ce n’est qu’à la retraite qu’il s’est transformé en bibliophage boulimique, passant tous les quinze jours à Brassens faire sa provision de vieux bouquins. Amédée perd la boule, comme il dit. Il est perpétuellement à la recherche de ses souvenirs. Un nom propre, une date lui échappent soudain. Il a perdu la matinée à retrouver la liasse de lettres qu’il s’apprêtait à poster. De même, lorsqu’il jardine, il passe la moitié du temps à chercher ses outils. Nous recevoir représentait pour lui un événement. Il ne conçoit pas d’offrir un repas sans un certain faste. Si l’invité veut lui faire plaisir, il doit tout manger, tout boire et en redemander. Cette fois, il nous avait mitonné un repas puis, s’étant avisé qu’il nous avait donné exactement le même quelque temps plus tôt dans sa chambre de bonne de la rue du Bac, à Paris, il a tout revu en catastrophe. Nicole pouffe de rire. Je lui avais dit que je ne supportais pas le melon, la vinaigrette et le cochon - ce que justement je m’étais forcé à ingurgiter rue du Bac. Je l’ai échappé belle ! Amédée ne le montre pas, mais sa santé chancelle. Il profite des occasions comme celle que nous lui fournissons pour couper à son régime. Il boit sans compter. Nicole l’accompagne. Je reste en retrait, conduite oblige. Amédée au milieu de ses bouquins, Eugène parmi ses sculptures, Pierre dans l’effacement des couleurs… des hommes simples et modestes, venus du peuple, qui ont fait leur vie selon un idéal profane ou religieux, une œuvre que seuls des proches peuvent connaître, où beauté et pureté se conjuguent.
24 juin 1998
Journée franchement estivale. La ville embaume l’herbe coupée et le feu de bois. Le ciel est d’un bleu immuable que perce le cri des martinets. Paul Colmar nous reçoit dans son bureau, au siège de la Montagne. Il a une tête du XIXe siècle, ronde, mal rasée, ornée de rouflaquettes. Il se détache de son écran en nous voyant approcher. C’est un pur Creusois, déclare-t-il. Il pense être en possession de la plus grande collections d’images de son département et nous indique le nom d’autres collectionneurs désintéressés, qui s’adonnent à ce loisir par amour de leur terroir. Au musée, la conservatrice nous accueille amicalement. Elle est jeune, c’est son premier poste ; elle a l’impression d’être une souris devant une montagne élevée par son prédécesseur au cours de vingt années de mauvais et déloyaux services. Les objets se sont entassés dans les réserves (pièces condamnées, cave et combles) sans inventaire, sans ordre. Beaucoup se sont " perdus ". Elle ne sait plus où donner de la tête. L’exposition des peintres creusois approche. Son affairement, le mois dernier, n’était donc pas feint. Entre-temps, elle a retrouvé le tableau de Cormon, qu’elle juge " mauvais " et nous laisse le photographier à volonté. Nous sommes assistés d’un gardien placide, à l’instar des Guérétois que nous avons rencontrés : lents, discrets, peu loquaces, serviables sans ostentation mais sans chaleur, dont on ne devine ni la sympathie ni l’hostilité. À la Société, on attend Dubost nerveusement. Les vieux du Bureau s’agitent comme s’ils préparaient une importante conférence de presse. Les épreuves du livre de l’honorable conférencier reposent sur une table. La sociétaire qui les a confectionnées nous invite à les consulter. Au moment précis où Nicole tourne la première page, l’auteur surgit, un petit bonhomme surmonté d’une grosse tête ronde, osseuse, sans cheveux ni barbe. Sur le revers de sa veste se remarquent trois décorations. Je ne reconnais que le ruban rouge de la Légion d'honneur. Autour de son cou épais, il a noué un nœud papillon bien raide. Il avance au milieu de la salle, au pas d’un conquérant, avec l’assurance d’un ministre, suivi de sa femme docile. Nous nous présentons et lui expliquons l’objet de nos recherches. Pas un mot ! comme s’il trouvait très naturel de franchir 400 km pour assister à sa conférence. Très vite, il nous relègue à son épouse qui perd la tête. Elle mélange sans s’en rendre compte les ascendants et les descendants de la lignée. En fait, Gérard Dubost est le fils de la tante du fils du petit neveu d’Elie Roudaire, le dénommé Ravet. À ce titre, fort lointain, il est le seul héritier puisque le dernier des Ravet n’a pas eu d’enfant. C’est un allié et non un véritable descendant. La branche qu’il représente est définitivement brisée. Nos espoirs de retrouver ailleurs des affaires de Roudaire transmises par succession sont annihilés. Combien Dubost détient-il de lettres du colonel ? Les chiffres varient. Il a dit 150 à Amédée. Il nous dit à l’instant 300, il dira 400 au public… Est-il possible que ce physicien ignore l’étendue exacte de son fonds ? Triomphant et amusé, il nous déclare avoir trouvé une lettre de 1863 adressée à un camarade où Roudaire confesse un chagrin d’amour. Pouvons-nous la lire ? Patience… Elle sera dans le " livre ". A notre demande de consulter cette correspondance, il nous répond qu’elle sera consultable aux Archives de la Creuse, auxquelles il va bientôt la donner. Mais il faudra attendre un ou deux ans avant que des documents soient classés et accessibles. Ne pouvons-nous pas anticiper ? -" Vous n’y pensez pas ! me répond-t-il. Beaucoup d’autres inconnus chercheront à lire cette correspondance. Pourquoi vous et pas eux ? Et ces papiers sont fragiles. " -" Faites-en des photocopies ou un film ". -" Je ne vais pas m’embêter avec ça ". Sa femme intervient dans la conversation : -" Encore bien heureux que nous en fassions don. Vous savez, les autographes se vendent à prix d’or… " Lui : " enfin… des photocopies ? C’est à voir " me concède-t-il avec un soupir dédaigneux. Nous partons à l’hôtel de ville. Il nous faut retrouver les procès-verbaux des délibérations du conseil municipal où est débattu le projet du monument Roudaire. L’attachée aux affaires culturelles nous reçoit chaleureusement (j’ai eu tort de généraliser). Elle nous ouvre sans hésiter la porte de la cave où sont conservés les registres. Personne ne nous surveille. La confiance est totale. Nous pouvons à loisir fouiller et photocopier. La gentillesse des employées de la mairie contraste avec la mauvaise humeur de Dubost, que nous retrouvons à la Société des Sciences, deux heures plus tard. La salle ne s’est guère remplie. L’orateur s’apprête sans émotion. Il a répété son discours devant sa femme en notre absence. Le vice-président de la Société puis Amédée Carriat le présentent au public attentif. On explique la faiblesse de l’assistance par l’heure choisie (18H au lieu du 20H habituel) et d’un match de la Coupe du Monde qui vient de se terminer. La presse locale a annoncé la séance par trois fois. Et il y a cinq fois moins de spectateurs que d’ordinaire. C’est peut-être que le sujet n’intéresse pas les Creusois. Dubost lit des extraits de son futur livre, des lettres de Roudaire, montre des cartes et des diapos du Djerid qu’il a récemment visité. Deux heures d’ennui dont Nicole et moi essayons de perdre le moins possible. La séance est terminée. De l’aveu général, elle a été médiocrement passionnante. J’aborde le conférencier pour obtenir de lui une réponse claire : il me balade puis, impérieux : " Vous n’obtiendrez rien de moi. Je n’aime pas les gens qui insistent ". Nicole s’était éloignée pour ne pas envenimer la situation, confiante en ma diplomatie. J’explose. Je lui dis le mépris que son geste m’inspire, qu’il trahit les idéaux du chercheur, qu’il exerce une rétention d’informations injustifiable, qu’il met obstacle à la découverte de la vérité, qu’il commet un crime contre la science. Je quitte la salle sans lui serrer la main. C’est sans doute ce qu’il attendait : s’amuser de moi, se donner de l’importance, distancer un rival, blesser un sans-grade, un sans-décoration ? Amédée, témoin de la scène, exprime son désarroi. Notre ami doit accompagner Dubost au restaurant. Il s’en veut de s’être laissé embarquer dans cette mauvaise affaire. Il a eu la faiblesse d’accepter d’ouvrir un numéro des Études creusoises à ce vilain monsieur. Mais il est trop tard pour se dédire. Nous rentrons dépités et découragés. Près de 1000 kilomètres pour une telle avanie ! Je m’en veux d’avoir donné à ce " professeur émérite " spécialiste des antennes, l’importance qu’il n’a pas et qu’il n’aurait jamais dû avoir. Puis j’ai cette pensée compensatrice : rien du sang de Roudaire ne passe dans ses veines. La campagne creusoise au crépuscule est d’une beauté poignante. Nous prenons de petites routes en direction de la Souterraine. Absorbé par la discussion que nous menons, troublé par l’événement qui vient de se produire, je me fourvoie. Au lieu de rejoindre la nationale, nous nous enfonçons dans le pays. Aux gorges de la Creuse que nous franchissons règne une silence apaisant. La végétation est dense. Les villageois auxquels nous demandons la route nous répondent cordialement mais avec cette spectaculaire lenteur, comme s’ils avaient appris à parler en détachant chaque mot et à marcher en observant le travail de chacun de leurs muscles. Ils nous indiquent " Paris " mais nous préviennent presque en s’excusant que c’est la direction " par les petites routes ". Nous faisons halte à la Petite Marie, une table d’hôte après Genoulliac. La ferme domine la campagne. Nous sommes installés dehors, sur la pelouse et de cette hauteur, nous entendons, venus de très loin, le moindre aboiement, un hennissement, des paroles poussées plus fort. Le repas nous redonne le moral.
25 juin 1998
Amédée m’appelle. Il a longuement réfléchi à l’incident de la veille. Il s’y sent une part de responsabilité. Aussi a-t-il décidé de me communiquer une épreuve de " la mer intérieure saharienne du colonel Roudaire " de Dubost. J’y trouverai la retranscription de quelques lettres -" rien de folichon ! " me résume-t-il, mais je gagnerai peut-être un temps précieux dans mes recherches. Dans deux mois, quand le livre paraîtra, il dira tout à l’auteur. |
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