LES LIVRES   LE SITE AU COMPLET

Jules Verne militant géographe

 

 

Jules Verne adhère à la Société de géographie de Paris le 2 décembre 1864 et, fait exceptionnel, il est aussitôt admis que présenté. Deux caciques sont ses parrains, d'Avezac et Vivien de Saint-Martin, le premier spécialiste de l’Afrique qu’il ne connaît que par les livres et pour les livres qu’il écrit ; le second autodidacte, compilateur d’une prodigieuse fécondité.

En gage, Verne, que le rédacteur du Bulletin prénomme Joseph, offre ses Cinq semaines en ballon et le Voyage au centre de la Terre. L’écrivain est dans ses petits souliers. Il sait la haine que les savants vouent à la folle du logis. Aussi, en présentant ses ouvrages, tient-il à s’excuser " du rôle que l’imagination (y) joue ".

La reconnaissance est immédiate. C’est Quatrefages qui signale l’intérêt de sa production, d'Avezac qui loue le sérieux de son savoir, Vivien qui, dans ses Années géographiques, en 1864, 66 et 70, n’a pas assez de lauriers pour tresser la couronne de son protégé. A chaque nouveau titre qu’elle annonce, à la rubrique " géographie générale ", la revue en mots enflammés vante, la vérité dans le détail, la solidité du fond, l’originalité de la forme, l’heureuse alliance de la science et de l’imagination. Dans chacun de ses " Voyages imaginaires " prévient l’Année géographique, Jules Verne instruit en même temps qu’il divertit le lecteur.


(Le ballon de Fergusson survolant le désert)

Quatrefages, d'Avezac, Vivien, Cortambert qui plusieurs fois le complimentera, ce sont les quatre noms que cite Jules Verne au titre de la Société de géographie de Paris dans Les Enfants du capitaine Grant. Le héros de ce cinquième roman, Jacques Paganel, secrétaire général de ladite Société, a voulu " entrer dans la science militante " sur les pas de Fergusson. Mais vite, il dépasse l’Anglais en savoir et en sympathie. Paganel tient plus du poète que du savant. Toujours prêt à aller de l’avant, il donne irrésistiblement le goût de la géographie. Le roman qui surgit à point nommé, est un renfort de taille pour la géographie militante au moment où elle livre la bataille décisive.

 

 

La contribution de Jules Verne géographe ne se bornera pas à ses romans que la presse de l’époque qualifie abusivement de " scientifiques ". À peine entré dans la Société de Géographie, l’écrivain fera trois adhésions dont la plus fameuse est celle du romancier d’aventures Gustave Aymard. Entre 1868 et 1876, le nombre des sociétaires va plus que tripler. En 1876, ils seront 1869.

Quand la nouvelle génération obtient l’élargissement de la Commission centrale, début 1867, Jules Verne est du nombre des nouveaux venus avec deux explorateurs, Marge et Marcou. Jusqu’en 1872, il participera aux travaux de sa section Correspondance.

Vulgarisateur, militant, l’écrivain, qui ne veut pas être confondu avec un " arrangeur de faits ", apporte sa pierre à l’édifice savant, en relatant le 3 mai 1867 son grand voyage à bord du Great Eastern, en rapportant le 20 mars 1868 sur un ouvrage consacré à l’histoire de la guerre civile américaine, en traitant le 4 mars 1873 des " méridiens et (du) calendrier ".

Récompense de cet investissement, Jules Verne est désigné au comité d’organisation du 2e congrès géographique international qui se réunit à Paris en août 1875.

Jules Hetzel, qui participe à ce mouvement, offre à son auteur un tremplin en le chargeant d’écrire, à la suite de Théophile Lavallée, la Géographie illustrée de la France et de ses colonies. Enfermé au Crotoy, Verne s’y attelle durant 15 mois. Il ne s’agit pas d’une œuvre monumentale ni savante comme celle de Malte-Brun, Mac Carthy, Bouillet, Reclus, mais d’un dictionnaire pour les familles.

C’est bien là que Jules Verne touche ses limites. Sa géographie est certainement une " bonne affaire ", selon son expression et un travail utile dans le contexte de l’époque, en associant la France à ses " extensions " ultramarines. Mais l’ouvrage manque de rigueur. C’est une compilation qui n’est pas exempte d’erreurs, parfois grossières. Ainsi, pour ce qui est de l’Algérie, l’auteur confond-t-il une tribu, celle des Ouled Sidi-Cheikh, avec un cours d’eau qu’il appelle oued sidi Cheikh…

 

  • L’invasion de la mer

 

Hector Servadac, explorant les restes de ce qu’il croit être la Méditerranée, fait un détour par la " mer saharienne ". En tenant pour accomplie la " résurrection de cette antique mer ", l’auteur accorde au grand projet en débat sa bénédiction et un appréciable coup de projecteur. Au moment où il écrit ce chapitre XI qui débute par le mot-clé " l’engloutissement ", savants, politiciens, affairistes sont pourtant divisés.

La " mer saharienne ", plus communément appelée " mer intérieure " algérienne ou africaine, est ce grand projet promu par l’officier d’état-major Elie Roudaire, avec l’appui actif d’Henri Duveyrier, Paul Bert et Ferdinand de Lesseps, qui consiste, après avoir identifié la région des chotts algéro-tunisiens au lit d’un ancien bras de mer évaporé - ce que Hérodote est censé avoir reconnu comme la Baie de Triton -, à y " ramener " les eaux de la Méditerranée en perçant d’un canal l’isthme de Gabès.

Le roman met en avant les arguments sur lesquels Roudaire et Lesseps insistent plus spécialement : l’amélioration " climatérique " propice à l’agriculture et la création d’une nouvelle voie de communication utile au commerce avec l’Afrique centrale, et ce, à la barbe des Anglais.


(Djemma préparant l'évasion de son fils Hadjar)

Un doute subsiste toutefois, qui motive l’exploration d’Hector Servadac dans la petite Syrte : la nouvelle mer ne serait-elle pas à l’origine du cataclysme qui, dans le roman, semble avoir détruit la Terre ? " C’était à vérifier " glisse Jules Verne.

 

  • Au pays des mirages et des fantômes

 

Le doute persiste-t-il lorsque l’écrivain exhume cette affaire pour en faire le sujet de son dernier roman ? En 1904, plus personne ne se passionne pour La mer Saharienne - c’est le titre qu’il a donné à son manuscrit. Et il n’y a plus de doute : les chotts ne sont pas et n’ont jamais été la Baie de Triton.

Pourquoi y revenir ? La réponse se trouve dans le roman : 1904, c’est, nous dit Jules Verne, l’année où les Américains rachètent Panama. La France se laissera-t-elle aussi dépossédée de la mer saharienne, cette " entreprise grandiose, aussi heureuse que patriotique, pour l’honneur et la prospérité de la patrie " ?

Les Américains reprennent Panama, les Anglais humilient la France à Fachoda, alors que l’expédition réussie de Foureau à travers le Sahara et la soumission des Touareg après le massacre de Tit lèvent de nouveaux défis et autorisent de nouveaux espoirs.

Jules Verne entre en lice. Il se sait arrivé à la fin, de l’œuvre, de la vie. En envoyant le manuscrit de l’Invasion de la mer à son éditeur, le 26 septembre 1904, il note " je devrai (ou je désire ?) (le) voir publier de mon vivant ". Autour de lui les principaux acteurs de l’utopisme saharien sont morts. Henri Duveyrier, la référence en la matière, s’est suicidé en 1892. Il ne supportait pas d’être mis en cause dans les ratés de l’exploration en pays touareg. Ferdinand de Lesseps, le grand Français, a quitté la scène, souillé et détruit. Roudaire est tombé dans les oubliettes. C’est un hommage in fine que Jules Verne a tenu à leur rendre.


(M. François, le fidèle domestique devisant avec le Marchef Nicol)

Il ne reprend pas l’affaire là où Servadac l’avait laissée. Il ne s’agit pas de la restauration d’une mer mais d’une création ex nihilo, de la transformation radicale d’un milieu de vie. Alors l’avertissement qu’émettait Henri Duveyrier à l’aube du projet redouble d’importance : " On doit respecter le travail de l’homme saharien " observait-il tandis que Roudaire devant la Société de géographie venait de reconnaître pour son projet le sacrifice de quelques oasis.

 

 

Ce milieu de vie, que Jules Verne appelle " basse Algérie " et " basse Tunisie ", n’est plus vide comme l’île Gourbi. Les indigènes le peuplent. L’écrivain " géographe " s’attache à les décrire et à les différencier. Malgré nombre d’erreurs et d’inventions, ils sont là, bien présents, visibles, actifs. Dans le roman, sept d’entre eux reçoivent une identité, un caractère et un nom, contre sept Français.

Nous sommes vers 1925. Gabès s’est doté d’un casino. Quand Jules Verne l’imagine, il n’en existe qu’un dans tout le Maghreb. Il se situe à Alger, rue d’Isly. On y donne du café-concert et des opérettes. C’est au casino de Gabès que l’ingénieur de Schaller expose l’affaire à un parterre de notables européens et indigènes, ces derniers sur la défensive. Une première société à capitaux français et étrangers dite Compagnie franco-étrangère ou franco-orientale a accompli le plus gros des travaux en ménageant susceptibilités et habitudes des populations. " Imprévoyances et faux calculs " l’ont menée à la faillite. Une nouvelle société prend le relais, celle-ci entièrement française. En même temps, le transsaharien se construit.

" L’imprévoyance et les faux calculs ", ce sont notamment le refoulement des touareg à l’est du Sahara et leur cantonnement dans la région des chotts dans le vain espoir d’en faire " les gendarmes du désert ". À cause de cette coupable billevesée, l’équilibre s’est rompu. La mer saharienne se retrouve avec trop d’ennemis. Jules Verne, de manière dispersée, en dresse la liste.

Il y a les premiers occupants, les nomades qui vivent du trafic caravanier, que la navigation sur la nouvelle mer va évincer ; les sédentaires qui vivent des oasis promises à la destruction et qui s’estiment mal indemnisés ; les chefs de tribus menacés dans leurs privilèges et leur indépendance.

Il y a les religieux, imams, pèlerins, qui refusent que des chrétiens troublent l’ordre naturel et violent le pays des ancêtres et des anciens.

Il y a enfin ces Touareg importés dont la mer saharienne va contrarier les mauvais usages. Ils tiennent exactement la place qu’occupaient les sénoussistes dans Mathias Sandorf. Ce sont des " pirates ". Sous des allures séduisantes, ils cachent leur nature d’invétérés malfaiteurs, violents, oisifs, esclavagistes. Ils entraînent les autres indigènes en les appelant à la guerre sainte dans un but purement profane et égoïste.

Mais comme les sénoussistes, ces pirates ne sont-ils pas manipulés ? C’est la question que Jules Verne se posait sans doute dans les paragraphes de son manuscrit consacrés à l’assassinat de l’explorateur Carl Steinx – un double du marquis de Morès  - que l’auteur a décidé de supprimer.

En face, l’écrivain aligne de hautes figures : celle de Schaller, ingénieur rigidifié par sa mission, en réalité baroudeur et boute-en-train dévoué à la cause. Le capitaine Hardigan, à l’origine " commandant Hardy ", tout de droiture et d’humanité ; et le cheval Va-d’avant et le chien Coupe-à-Cœur. Des êtres parfaits.

Entre les deux camps stagne un monde interlope, de profiteurs, mercantis et actionnaires auquel Jules Verne réserve son dédain.


(Le fidèle Coupe-à-coeur et son maître)

Que faudrait-il pour que l’utopie saharienne réussisse ? Les atouts de la nouvelle mer sont incontestables : elle apporterait un meilleur climat, un assainissement de la région, un accroissement de la sécurité et la stimulation du commerce. Le roman suggère la réponse : il suffirait de mieux indemniser les oasiens lésés, de mieux ménager les mentalités indigènes et d’isoler les provocateurs, voilà la leçon de l’Invasion.

 

 

L'Invasion de la Mer est le prétexte que Jules Verne a choisi pour aborder une région bien à son image : énigmatique, ambiguë, paradoxale, solide et liquide à la fois, sèche et humide, dure et molle, etc. Il lui applique, assez mal à vrai dire, les vues de la géographie physique et humaine qu’il a empruntées au gré de ses vastes compilations.

Les chotts forment le cadre d’un grand projet à la Lesseps, d’une utopie saharienne fertile que l’écrivain s’est plu à rappeler à une époque d’intenses marchandages internationaux. Le promoteur de cette utopie se trouve par magie conforté. Les événements confirment les hardies hypothèses de Roudaire sur la nature creuse du Djerid et la possibilité, à terme, de l’inonder. Schaller fait applaudir son nom au casino de Gabès.

Cependant Jules Verne ne semble opérer cette réhabilitation que pour interpeller la France comme il l’a fait à l’égard des autres puissances coloniales : que fait-elle des indigènes ? Il pose en filigrane la question qui figure en relief dans En Magellanie : ceux qui font la décision les ont-ils consultés ?

Mais qui décide en définitive ? Par un deus ex machina, la mer saharienne se sera faite toute seule, et seule elle se défendra. A en croire le romancier, c’est bien l’enthousiasme qui, au total, se trouve au rendez-vous.


(L'ingénieur Schaller présentant le projet Roudaire)

Cette fin est dans le fil de la conclusion que Jules Verne avait posée au terme de sa Découverte de la Terre, rééditée en 1886 :

" Ce globe conquis par nos pères, au prix de tant de fatigues et de dangers, c’est à nous qu’il appartient de l’utiliser, de le faire valoir. [...] L’étudier, le défricher, l’exploiter ! Plus de terrains en jachère, plus de déserts infranchissables [...] Les obstacles que la nature nous oppose, nous les supprimons. Les isthmes de Suez et de Panama nous gênent : nous les coupons. Le Sahara nous empêche de relier l’Algérie au Sénégal : nous y jetons un railway. "

 

Nous y créons une mer, pourrions-nous compléter. Il serait pourtant abusif d’assimiler L'Invasion de la Mer à cet hymne fouriériste, à ce plaidoyer d’inspiration colonialiste. Car la morale de l’histoire est ailleurs. C’est que la nature, quoi que fassent les hommes, collectivement ou individuellement, de leurs mains ou grâce à leurs machines, a le dernier mot. Et c’est la nature, sous la forme de la mort, qui vaincra l’écrivain. Il la voit venir comme un engloutissement final.

(colloque de Tunis, juin 2005)