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Jules Verne anticolonialiste ?

 

Le manuscrit s’intitulait La Mer saharienne. L’auteur avait pensé l’appeler Une Mer nouvelle au Sahara puis Une nouvelle Mer dans le Sahara. C’est L'Invasion de la Mer qui fut choisi. Le roman est le dernier de Jules Verne, le sixième qui a le Maghreb pour décor : six sur un peu plus d’une centaine, je ne sais pas si c’est peu ou beaucoup. Avant L'Invasion de la Mer, Clovis Dardentor, Les Mirifiques Aventures de maître Antifer, Robur le conquérant, Mathias Sandorf, Hector Servadac ont dévoilé à leurs nombreux lecteurs un coin d’Afrique du nord.

 

Éloge du projet et de son promoteur

 

Hector Servadac ou le Voyage à travers le monde solaire écrit en 1875, contient déjà un éloge du projet Roudaire alors que la deuxième mission n’a pas encore commencé. Jules Verne, très attentif à l’actualité scientifique, ne pouvait pas passer à côté de l’événement. Mais c’est très probablement par la Société de géographie, dont il est un membre actif, que l’écrivain géographe a été informé du projet et qu’il a été convaincu.

Dans la partie de l’Afrique que l’astéroïde Gallia a arrachée à la terre et emportée dans l’espace sidéral, Verne a placé la mer saharienne. Nous sommes à la fin des années 1880. " La nouvelle mer saharienne avait été créée, écrit-il, grâce à l’influence française. Cette grande œuvre [...] avait monopolisé au profit de la France le trafic entre le Soudan et l’Europe. "

Excentrée dans le Voyage à travers le monde solaire, " la grande œuvre " - l’expression est reprise telle quelle - est au centre de L'Invasion de la Mer, qui n’est qu’une réhabilitation méthodique du projet abandonné, corsée d’une aventure exotique.

Entrepris par la Société Franco-étrangère (qui devient en chemin la Compagnie franco-orientale) mais à vrai dire, plutôt étrangère, les travaux pour le creusement du canal de la mer intérieure entamés en 1904 et déjà bien engagés ont été suspendus " par suite d’imprévoyance et de faux calculs ". Une nouvelle société, majoritairement française celle-ci, la Société de la Mer saharienne, prend le relais aux alentours des années 1920.

Elle a dépêché sur les lieux l’ingénieur de Schaller, l’alter ego de Roudaire, un " homme-chiffre ", un " homme-algèbre ", pour organiser le chantier. Mais une tribu touareg, opposée à la mer intérieure, enlève l’ingénieur et son escorte. Les Français se seront évadés au moment qu’un tremblement de terre détruit le couvercle du Djerid, et livre passage aux eaux de la Méditerranée qui envahissent les chotts en les débarrassant à jamais des trouble-fête touareg.

 

La mer intérieure n’est pas un simple ressort romanesque. Elle est la vedette, le personnage principal, le sujet unique. Un chapitre entier lui est consacré (le 4e). Le projet est décrit sous son jour le plus favorable, et son promoteur, " le capitaine Roudaire " (il est mort lieutenant-colonel), est cité maintes fois et applaudi, " comme il devra toujours l’être " insiste l’écrivain. Chez Verne, l’utopie est en train de se réaliser. Elle enjambe les comptes d’apothicaires de la commission supérieure ; elle triomphe des arguments scientifiques qu’on lui avait opposés. Ce que révèle en effet le mascaret final, c’est que le Djerid est véritablement creux comme l’affirmait Roudaire. On ne l’avait pas cru ? La Nature fait la preuve de sa clairvoyance.

 

Un roman qui innove

 

Il ne subsiste qu’un obstacle, Jules Verne est loin de le minimiser : c’est l’hostilité des populations riveraines. De ce que l’écrivain la met abondamment en scène, alors que d’ordinaire, il se soucie peu des sentiments des colonisés, d’aucuns ont cru pouvoir déduire de sa part une sorte de testament anticolonialiste. Son impérialisme, voire son racisme notoire n’aurait été qu’une façade. Francis Lacassin, en introduisant la réédition de l’œuvre en 10/18, est le passeur de cette relecture qui tend à s’imposer. Dans l’Invasion, l’auteur se serait plu à décrire avec sympathie " la lutte d’une majorité opprimée contre une puissance coloniale ".

 

Or s’il y a un testament à déchiffrer, il sera avant tout patriotique. Jules Verne n’a pas apprécié que les Américains s’approprient le grand projet de Panama. À un moment où l’idée du transsaharien est relancée, que Flamand puis Foureau et Lamy cherchent le meilleur itinéraire à travers le Sahara, l’écrivain-géographe met en garde son pays : ne laissez pas les étrangers faire main basse sur la mer intérieure. Ne vous laissez pas doubler par les Anglais ou les Américains. N’abandonnez pas l’utopie à une quelconque Société " franco-étrangère ".


(Djemma, la mère touareg, exhortant son peuple au combat)

Mais il y a l’hostilité locale. Roudaire avait pris soin de la minorer. Au contraire, Verne l’exagère. Est-ce pour la justifier ? Est-il possible que ce fidèle orléaniste qui, chaque fois qu’il a pu, a présenté l’Algérie comme " la continuation de la France " , l’auteur de l’Hymne des Zouaves en 1855, se soit rangé du côté desdits indigènes ou demi-barbares ?

 

La place de l’autre

 

L'Invasion de la Mer met face à face deux partis : d’un côté les Européens, les roumis et les héros de la mer intérieure, l’ingénieur de Schaller et le capitaine Hardigan à leur tête.

De l’autre, le parti touareg - une trentaine de guerriers -, commandé par le chef Hadjar, sorte d’Abd el-Kader berbère.

Entre les deux évolue un monde de trafiquants, de spéculateurs et de mercantis, italiens, levantins, juifs, et la grande masse de ceux que Verne appelle les indigènes, où se confondent berbères et tribus arabes, nomades et sédentaires. Leurs intérêts sont communs face à la mer intérieure : ils s’estiment mal indemnisés pour les oasis sacrifiées et ils craignent que leur production dattière soit gâchée. À quoi s’ajoute, pour certaines tribus, la peur de perdre leur fortune hasardeuse, leur indépendance et leurs privilèges.

Mais la première société avait bien réussi, sinon à les séduire, du moins à les contenir. Une fois la mer réalisée, Jules Verne le répète souvent, tout rentrera peu à peu dans l’ordre. " La nouvelle mer se défendra toute seule ".

 

Hors de cette masse confuse, tous les protagonistes sont des étrangers, mais les uns apportent le progrès, les autres le mal.

Les Touareg, bande de brigands, pillards, pirates, voleurs, malfaiteurs, qui ne vivent qu’en rançonnant et en détroussant les caravanes, ont été importés du Hoggar dans le roman. Le ministre résident avait cru pouvoir en faire " les gendarmes du désert ". La mer intérieure, en permettant la substitution du navire au chameau, en réduisant les distances et en sécurisant les lieux, leur ôte leur raison d’être. Menacés aux fondements de leur existence, ils manœuvrent contre les Français, ils excitent, endoctrinent la masse, ils la fanatisent, appellent à la guerre sainte contre les Roumis. Ils sont un danger pour l’humanité entière.

D’autres éléments manœuvrent également la masse. Ce sont les imams, marabouts et sénoussistes, qui professent le rejet des infidèles et voient dans le dérangement que le projet veut semer, l’œuvre de sorciers, du diable.

 

Jules Verne n’a aucune pitié pour ces manipulateurs. Ce n’est pas sans une certaine jouissance qu’il les raye de la surface de la terre avec le deus ex machina du raz-de-marée final. L’auteur par ailleurs reconnaît l’étendue des " irréparables dommages " que la mer artificielle va infliger au milieu. Mais ils ne suffisent pas à ternir ce qu’il qualifie d’ " entreprise grandiose, heureuse, patriotique, d’incomparable conquête sur la nature ".

 

Dans Hector Servadac, les autochtones étaient totalement absents. Le juif Isac Hakhabut, sous des traits épouvantables, incarnait à lui seul l’étranger. Dans L'Invasion de la Mer, ils sont nombreux, quelques-uns décrits avec soin et respect. Mais ils n’ont qu’un rôle négatif, destructeur. Ils ne peuvent pas contrebalancer les immenses avantages que Verne prête à la mer Roudaire. Au reste, lorsque, plus avisée que les humains et les départageant, la Nature de son propre mouvement achève le travail, une foule " le plus souvent enthousiaste " écrit Verne, salue la naissance de la nouvelle mer.

 

Le mot de la fin est sans équivoque : la mer saharienne accomplie et les touaregs éliminés, les affaires vont. Et si les affaires vont, tout va ! on entend en écho le " enrichissez-vous ! " de François Guizot.

L’utopie, en se réalisant, a perdu tout romantisme et tout avant-gardisme. Jules Verne la fait revivre pour mieux l’enterrer.

(Groupe d’études sahariennes, décembre 2004)