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Guernesey (juin 1987 avec Danielle, Jacky et Jacques)
" Nous allons devant nous vaguement. Nous avions dans l’âme une sorte de clair de lune ". Une meute de goélands s’acharne sur un îlot vert et charnu. Au loin résonne, solitaire et terrien, le chant têtu du coucou. Ici se séparent la terre et la mer. Au bout de l’estuaire commence le voyage. Le Madrépore ouvre délicatement la surface de l’eau, brisant le calme miroir où la lumière se multiplie. Les éclats s’agglutinent à l’arrière du voilier, au milieu de l’écume. En quelques instants le miroir se reforme. Le soleil renaissant s’y regarde. Un cormoran le raye d’un trait noir. On ne voit plus, de la terre et de la mer, les cicatrices, les plaies ni les abcès. L’air ne pue pas le lisier ou le mazout. Il se charge peu à peu du sel que soulève le vent au large. Mais bientôt nous butons contre l’interminable mur qu’EDF a dressé dans la marée. Les portes de l’écluse se ferment. À 20 heures, une machine d’une puissance inouïe relève le double pont d’acier qui nous barre la route. Mais nous savons bien que toute cette puissance, ces tonnes d’acier et de béton accumulées dans un dessein douteux, ne sont rien face à celle de l’élément sur lequel nous nous risquons. Nous y allons. Le voyage prend tournure. Le noroît tend les voiles. Il s’oppose. Pour l’amadouer; nous zigzaguons, nous louvoyons. Le courant nous aide. Notre intention est de naviguer durant la nuit pour toucher Guernesey au matin. L’ombre s’étire sur les flots fripés. Le soleil menacé y plonge, disparaît derrière l’écran d’encre qu’il projette. On croit distinguer autour de la coque ses vagues tentacules. Une balise gémit. De frêles lumières clignotent sur la côte : Dinard, Saint-Briac, Saint-Jacut, Saint-Cast… On se représente mal dans le silence d’ici la vie qu’elles signalent. Quelques phares montent la garde. La nuit est tombée. Le vent aussi. A hauteur du cap Fréhel, il devient évident que le Madrépore recule. Nous jugeons sage de nous replier. Nous mouillons au pied du fort la Latte. Au terme de ces courtes heures de navigation, que dire de l’ivresse qui s’empare du corps et de la tête ? La coque du voilier est en plastique et son mat, en aluminium, mais la mer est en mer, et le vent, en vent. Irremplaçables restent le bruit de l’étrave qui fend la vague et le vide qui se forme dans son sillage. Aucune énergie autre que celle du milieu qu’on traverse n’est utilisée. Seule une exacte connaissance des phénomènes aériens et marins permet à l’embarcation d’avancer ; de glisser, de voler, sans rien abîmer, sans user ni marquer par son passage l’endroit. Voilà l’homme réconcilié avec son savoir. La conscience, affolée par de récentes catastrophes, s’apaise. Elle est même menacée de somnolence. Dans le ciel qu’éclaire la lune, pleine, piqué d’étoiles par milliers, le fort élève sa masse sombre au-dessus de nous. Tintement de la chaîne qu’entraîne l’ancre en coulant. La falaise le répercute. L’eau qui nous cerne est noire. Nous allons dormir sous son niveau et comme en elle, bercés dans le ventre de la mer, avec nous ce soir maternelle et bienveillante. Le sommeil qui advient n’a pas la même figure qu’à l’ordinaire. Plus précaire ; il inspire des rêves nouveaux, des rêves de détachement. Le lendemain, le soleil est occupé à sécher la rosée qui recouvre le bateau quand nous nous réveillons. Un vent léger souffle vers le nord. Nous reprenons la route. La mer luit. Le Madrépore l’effleure à quatre milles à l’heure. Marcheur sur l’eau, de ses pas, il ne laisse nulle trace. L’azur qui l’accompagne est bordé de petits nuages rondelets qui dansent une lente farandole autour de lui. Il arrive que nous perdions de vue toute terre, peu de temps. La régularité du vent réduit les manœuvres. Le plus souvent, le pilote automatique nous relaie à la barre. Nous progressons à l’allure d’un flâneur. Deux fous de bassan nous survolent. Ils piquent à l’oblique sur leur proie, l’arrachent à l’eau et l’avalent d’un coup de bec. Ce sont de larges oiseaux pointus, à tête jaune, aux yeux perçants d’un bleu pâle. Nous les dépassons. Bientôt les îles apparaissent. Jersey puis Serk et plus loin, Guernesey que nous atteignons à la nuit. Il est tard. La brise nous apporte la présence de la terre. Est-il absurde de croire reconnaître un pays à son odeur ? L’air, qui s’est réchauffé, sent l’huile bouillie, la moutarde au condiment, le ketchup et le bois de santal… Nous entrons dans le port où le ferry nous a précédés. Les embarcations se pressent les unes contre les autres pour approcher les pontons. Il est difficile de se frayer un chemin entre les yachts et les voiliers ventrus pris de décrépitude. Nous accostons un sloop français légèrement plus long que le nôtre. Son pilote aide à la manœuvre. D’une voix rocailleuse, il se plaint du mauvais vent. Nos yeux sont remplis de ciel. Dans l’obscurité, ils brillent d’un éclat sourd. Nous retardons d’une heure nos montres et descendons à terre. À 23 heures, les pubs ferment et la ville s’éteint. Il nous reste quelques minutes. Un petit immeuble est resté éclairé sur le quai. Nous nous y engouffrons. Dans la fumée, la musique et le bourdonnement des conversations excessives, une foule bigarrée s’y bouscule. Les consommateurs sont jeunes et passablement éméchés. L’accoutrement et l’excentricité de la coiffure sont " typically english "… Sous nos pieds, le plancher continue de tanguer. Tant de gens et de bruit nous étourdit. Nous battons en retraite. A l’encombrement du pub répond l’encombrement du port. L’île n’a rien de sauvage. Le lendemain, l’impression trouve confirmation. La maison de Victor Hugo, but de notre périple, est complète pour la journée nous explique un guide rouquin, habillé d’un pantalon rose et d’une veste de flanelle grise. Hauteville House se serre assez laidement contre une autre maison couleur moutarde. Nous descendons des rues étroites et pentues. St Peter fourmille de touristes en quête d’achats ; les rues parlent français et anglais. On achète du whisky et du matériel photo. On compare à haute voix les prix. Les commerçants n’ont pas l’accueil chaleureux. Ils sont avares de leurs politesses. Toutefois la civilité nulle part ne fait défaut. Nous louons une Austin et entamons une visite en règle de cette île proprette dont le paysage n’offre guère de surprise. L’omniprésence des forts et fortins indique les angoisses du passé. Il y a moins de cinquante ans, l’île était occupée par les Allemands. Avant eux, les prétentions de Napoléon avait nourri une véritable hantise obsidionale. Anglo-normande, selon l’expression consacrée, Guernesey semble normande par l’écrit, les noms des lieux et des habitants, et anglaise à travers le vivant, le quotidien, la partie émergée. Un musée des épaves, un réservoir peuplé de canards bavards, une église miniature tapissée d’éclats de faïence et de coquillages, un parc… font quelques curiosités peu curieuses. Au nord, une raffinerie souille le ciel d’un panache de fumée jaunâtre. Au centre, un aérodrome reçoit une trafic incessant où se mélangent bimoteurs de tourisme et jets. Aux carrefours, des rétroviseurs ronds et convexes élargissent la visibilité. Une bonne part des champs sont cultivés sous de hautes serres d’où proviennent les divers produits dont on propose la vente sur le bord de la route. Leurs noms nous échappent. De magnifiques vaches caramel broutent au bout de leur longe. Quand nous revenons à St Peter peu avant 18 heures, les boutiques sont fermées. Les rues sont vides. Nous mangeons des brioches rassises dans un " restaurant " puis, après avoir rendu la voiture, nous remontons à bord du Madrépore. Le dimanche de bonne heure, dès que le flot a suffisamment rempli le bassin, nous prenons le large. Les bruits s’éloignent à vive allure. L’odeur de sel reprend le dessus. Le vent nous fait à nouveau face : nous naviguons au près. Puis il tourne et forcit. L’horizon se dégage. Nous apercevons le couple de fous. Le voilier laisse derrière lui une éphémère traînée d’écume où trempe une ligne. Bêtement les maquereaux viennent mordre à ses hameçons. Ils ensanglantent le cockpit. Même assommés et vidés de leurs entrailles, ils continuent de se débattre. L’allure devient trop vive pour permettre la pêche à la traîne. On largue le spi aux couleurs éclatantes. Puis le vent mollit. Les voiles se dégonflent. Nous sommes atteints de langueur. Qui lit, qui trace la route, qui surveille le compas, qui observe la surface de la mer, fixe et mouvante. Je dessine. Le Madrépore traverse au pas des reliefs alanguis. A tribord, le soleil dissémine des étincelles dans les moments les plus calmes. Des algues dérivent, ainsi que des canettes de bière. Le soleil décline. Nous avançons au moteur maintenant. Au loin, il pleut. Des traînées grises bouchent l’horizon qui se cuivre. Puis la pluie nous rattrape alors que la côte est en vue. L’air embaume la terre mouillée et les genets. Il est passé 20 heures quand nous parvenons au barrage de la Rance. Le voyage est terminé. Nous n’aurons connu qu’un seul ciel et qu’une seule mer. Mais la distance la plus grande s’est creusée abstraitement. La tête dans la lumière chaude du soleil ou dans le clair de la lune, nous nous sommes détachés de la terre, de ses angoisses. Il est temps de revenir. |