Charles de Foucauld et Paul
Embarek, esclave, servant, serviteur (1902-1916)
Jai
rencontré celui qui allait devenir pour moi une
féconde énigme lors dun premier voyage
dans lAtakor en 1985. Poussant vers lAsekrem,
jy découvrais cette construction appelée
« lermitage », dressée au cur
du Hoggar, ou plutôt écrasée sous la masse du
désert et de la lumière vibrante qui linonde.
Qui avait pu défier autant de solitude ?
Quel avait été ce « Père de Foucauld »
à limage de ce lieu austère et grave ?
La question ma poursuivi. Au cours des
recherches qui ont suivi cette rencontre, un fait
est venu à ma connaissance, un détail. On sait
que, à lencontre des dernières volontés
exprimées par le Bienheureux, les autorités
militaires puis religieuses ont cru bon de
déplacer son corps plusieurs fois, trois
exactement. Enseveli sommairement et nu (0) dans
un fossé situé à quelques pas du lieu de son
assassinat, le mort a été, pour finir,
transporté à El-Goléa. Sous les regards
solennels du préfet apostolique du Sahara, les
fossoyeurs exhumaient en avril 1929 les restes de
Charles de Foucauld. Jusque là assez bien
conservés, ils sétaient à moitié « corrompus »
selon lexpression dun témoin. Bifide,
cest également tel que mapparaissait
le personnage, à la fois attirant et repoussant,
admirable et détestable et cest toujours
avec cette ambivalence, en vérité très
ordinaire, très humaine, quil continue de
mintéresser, de mintriguer, de minterpeler,
moi qui nai pas de religion, on laura
compris, pas même celle de lHomme.
Loin
de moi le désir denlever quoi que ce soit
à ladmiration, à lamour quinspire
Charles de Foucauld à tant de gens si
différents que, mis en rapport, ils en
viendraient peut-être à se haïr, comme Louis Massignon
en a fait lexpérience à ses dépens en
février 1958. Mon intention est seulement de
proposer à des lecteurs que je nai pas lavantage
de connaître une autre approche, dhomme à
homme, en traitant de quelques aspects négligés
ou « corrompus » du Bienheureux, et
ce faisant, damorcer avec eux une
discussion que jespère fertile.
Entrée en Foucauld.
Ma
démarche sinscrit dans une évolution
bibliographique dont les grandes étapes se
dégagent assez clairement et que vient en
quelque sorte coiffer le Charles de Foucauld
de Pierre Sourisseau paru après lécriture
du présent texte. À lheure du réarmement
moral de laprès-Grande Guerre, les auteurs
à imprimatur sanctifiaient à travers lermite
du Sahara la figure héroïque dune « plus
grande France » où, malgré lincorporation
de multiples peuples entre Dunkerque et
Tamanrasset, « bon sang ne saurait mentir »
et qui demeurait, aussi grande fût-elle, « la
fille aînée de lÉglise ».
Derrière Bazin, et sa canonique biographie,
Vignaud, Nord, Pichon et bien dautres
plumes, religieuses et laïques, semployaient
à dessiner lauréole dun saint de la
colonisation française et même après le
déclenchement dun processus de « libération »
annoncé comme irréversible, le général
Charbonneau, « pilote » du dernier Cahier
Charles de Foucauld à lautomne 1956,
continuait de se réclamer de l« idéal
de chevalier de lÉglise d'abord, puis de
chevalier de cette France, [...] fille ainée de
lÉglise » (1). À ses côtés,
Georges Gorrée, un des premiers Petits Frères
de Jésus établis à El Abiod-Sidi Cheikh en
septembre 1933, posté Sur les traces de
Charles de Foucauld, distillait dans ses
livres et les Cahiers des éléments
biographiques nouveaux et précis dans le but de
rendre à sa dimension humaine, au contexte exact
de son époque celui dont, pensait-il, les
hagiographes avaient inconsidérément fait un « surhomme ».
Ce
désir dhumanisation sest poursuivi
et amplifié avec le déclin de lidéologie
colonialiste et lavènement de Vatican II.
Les biographies se sont même faites critiques.
Michel Carrouges ouvrait la voie en 1961 avec son
Foucauld devant l'Afrique du Nord, essai
critique. Alors quétait entreprise lédition
intégrale et documentée des écrits
épistolaires, spirituels, scientifiques de
Foucauld, que laccès aux pièces du
procès informatif entamé en 1927, clos 20 ans
plus tard, était ouvert à la recherche, des
auteurs, au large des bondieuseries habituelles
confites derreur et de nostalgie,
redécouvraient Foucauld et contribuaient à
replacer dans son épaisseur ce pénitent
prétendument si ascétique quil en était
devenu inconsistant. Enfin béatifié, Foucauld
tombait dans le domaine public en quelque sorte.
Il nétait plus besoin dêtre
catholique pour sy intéresser ni de se
déclarer tel pour avoir voix au chapitre.
Jai
amplement profité de cette évolution pour mon
étude. Effrayé par la difficulté de chercher linformation
à la source, je me suis contenté de recouper
les éléments trouvés dans le flot des écrits
du Bienheureux, de ses biographies et des
articles parus sur son compte dans la presse
dédiée : les Cahiers, LAppel
du Hoggar, les Bulletins de lAssociation
Charles de Foucauld
Jespère que
ce flot grossira encore et que les manques seront
à mesure comblés, que seront un jour publiées
intégralement les si précieuses Lettres à
Marie de Bondy par exemple. Pêchant dans ce
flot, jai autant que possible collecté les
faits donnés pour historiques en les détachant
des interprétations et des jugements qui les
accompagnaient, nignorant pas cependant les
enjeux et la rivalité des « chapelles »
cristallisée notamment autour de la dualité
moine/missionnaire opposant Petits Frères et Surs
de Jésus et disciples de Massignon.
Cette
controverse, quand bien même toucherait-elle au
fond de lhéritage spirituel du Bienheureux,
déborde mon propos. Charles de Foucauld est à
mes yeux avant tout un homme, mais un homme
extraordinairement inquiet de sa place dans le
monde et parmi ses semblables ; dans sa
famille, à larmée, à la Trappe, en Terre
Sainte, il ne sest pas satisfait de celle
quil avait librement prise. Au Sahara, il
en ira de même. Il la voulait la dernière, la
dernière des dernières. Or elle était déjà
occupée. Auprès de lui, un autre homme sy
tenait. On la appelé « Paul Embarek »
et on la présenté comme « le
serviteur du Père de Foucauld » alors quà
ma connaissance, celui-ci ne la jamais
désigné sous ce vocable.
Une portée dérobée.
Lorsquil
entre dans la vie de lermite à Beni Abbès
en septembre 1902, Bonita est un Soudanais de 15
ans environ, esclave depuis 6 ans dune
tribu arabe nomadisant dans la Saoura. Foucauld lachète
sans contrepartie si ce nest lespoir
de permettre sa conversion. Il le prénomme Paul
en puisant dans le panthéon de ses saints
préférés comme il la fait ou le fera
pour Marie, Joseph, Jésus, Magedeleine, Pierre ...
Paul
« vécut 14 ans à son service, et fut
témoin de sa mort » résument les Cahiers
(2). Ce calcul est contestable car, entre le 6
mars 1908, date dune lettre où Foucauld
indique que lancien esclave « travaille
de temps en temps » pour lui et le 8
février 1913 où il note dans son diaire « Visite
de Paul », sa trace se perd. Une
explication existe : « il nest
guère question de lui alors, peut-être parce quil
sassagit
ou que ses humbles fonctions
de jardinier et cuisinier ne prêtent pas à
mention. » (3) Si on la rejette, ce ne sont
donc pas 14 ans mais 11 ans et demi voire 10 (soustraction
faite des voyages de lermite en France) que
Paul Embarek a passés dans lintimité ou
la proximité de Charles de Foucauld ce
qui en fait tout de même le témoin n°1 de son
aventure saharienne.
La
plupart des biographes ne sy sont pas
trompés, à commencer par Léon Lehuraux. Lofficier
méhariste remarquait : « ce Paul-Embarek
a tenu dans la vie du Père de Foucauld une place
trop importante pour ne point lui consacrer
quelques lignes ; le nom de Paul apparaît
si fréquemment dans les correspondances du père »
(4). Lofficier, qui reconnaissait
volontiers navoir « jamais éprouvé
de sympathie pour ce négroïde au regard fuyant »,
pouvait prétendre lavoir connu. Ce nest
pas le cas dautres biographes telle Mme du
Perron qui vide sa bile sur « ce grand
malabar borné », « bête », à
la conduite « scandaleuse », « gras
et prospère malgré la famine », couard et
intéressé (5). Plus mesurés et mieux informés,
les auteurs dans lensemble ménagent une
neutralité qui très exceptionnellement vire à
la bienveillance. Aucun ne veut voir en Paul
Embarek plus que « le serviteur du Père de
Foucauld ». Il sera pour moi une porte dentrée
pour la connaissance dun autre Foucauld.
« Si tel est
le serviteur, comment donc est le Maître ? »
Charles
de Foucauld, en senfonçant dans le désert,
avait fait le choix de lensevelissement.
Son dernier testament le certifie : il
exigeait lenterrement le plus simple.
Aujourd'hui, 7 tonnes de travertin marocain
recouvrent sa tombe et plus de cent biographies,
son parcours sur terre. Comment trouver lauthentique
Foucauld sous un tel poids ? Cependant je ne
me décourage pas, me disant que je cherche là
où la plupart nont pas cherché, dans le
sillage dun homme. Car, je le répète, il
sagit bien dun homme. Sil a
désiré éperdument prendre la place de Jésus
de Nazareth, être comme lui, être Lui, il ny
est jamais arrivé. Il na jamais été
aussi « surnaturel » quil la
souhaité. La volonté supposée de Dieu na
été que la sienne propre. Il a cru la déceler
dans de rares événements providentiels quand dautres,
sur lesquels il reste muet, venaient presque
aussitôt infliger un démenti. Par exemple,
Foucauld identifie larrivée de Motylinski
à Tamanrasset en juin 1906 comme une grâce du
bon Dieu. Mais il ne dit rien de la morsure de
serpent qui lempêche daccompagner
son ami ni de sa mort quil apprend moins dun
an plus tard. Maints autres exemples confirment
sinon linanité du moins linsondabilité
de la volonté du Dieu auquel Foucauld croyait et
quil ne lui a pas été donné de
connaître malgré ses plus ardentes suppliques.
Sous
couvert de Providence, ce nest en fait ni
plus ni moins que le sens de lexistence que
cet humain né sous une si mauvaise étoile na
cessé dinterroger et ce depuis toujours.
Son interrogation sancre en effet dans la
série des morts auxquelles il a été
précocement confronté : non seulement coup
sur coup, à lâge de 5 ans passés, celle
de sa mère, de son père, de sa grand-mère
paternelle terrassée sous ses yeux, mais aussi
celle dun frère, décédé un an avant sa
naissance, dont il hérita le prénom. Comment lenfant
aurait-il pu interpréter la volonté divine à
laquelle sa mère moribonde sen remettait
pour justifier son départ définitif autrement
que comme une volonté dabandon ? Et
contre ce sentiment dabandon, ni son milieu
ni ses proches nont su le protéger. Quelle
force lorphelin aurait-il tiré du souvenir
dun père réputé noceur et probablement
mort syphilitique, dans tous les cas déchu de sa
volonté par décision de justice, ou de lexemple
de ce grand-père adoptif, colonel ex-directeur
des fortifications de Strasbourg, choisissant en
août 1870 de senfuir de la ville
assiégée avec le secours dun parent
bientôt accusé de trahison, ou dune
lignée certes noble mais qui ne devait son salut
quà son mélange avec la bourgeoisie daffaires,
à linstar de ce richissime oncle Sigisbert
Moitessier, né prolétaire et enrichi par le
commerce du tabac ? Et comment, lorsquà lacmé
de ladolescence, le jeune lycéen apprend
le mariage de sa cousine aimée celle-là
même qui avait rempli dans son cur le vide
laissé par tant de pertes et quil
appellera encore, la veille de son assassinat, sa
« si chère mère » naurait-il
pas éprouvé le sentiment dêtre à
nouveau abandonné ?
Je
lance ces questions à la curiosité du lecteur,
me réservant de les approfondir si un éditeur
veut bien men offrir la possibilité. Elles
abordent, elles entament la vie de Charles de
Foucauld par un autre biais que la foi. La peur
de la mort et de labandon, commune aux
humains, me semble, démultipliée, y tenir un
rôle clé. Pendant longtemps Foucauld na
pas dautre souci que de la tromper, aussi
bien par la recherche éperdue de la jouissance
quà linverse, par celle du martyre.
Et peu à peu, je le vois sen détacher, sen
libérer, ainsi que Paul Embarek, son « petit
nègre », en témoigne.
Retournant
sur son auteur la question quil nous
adresse à travers un siècle, je demanderai à
mon tour, sagissant dEmbarek et de
Foucauld : Si tel est le serviteur, comment
donc est le maître ? (6)
À Beni Abbès.
Charles
de Foucauld prend pied à Beni Abbès le 28
octobre 1901. La destination a été décidée
collégialement à son arrivée à Alger. Il a
bénéficié de lappui de ses relations
militaires et des Pères blancs. Son intention
patente est de fonder un nouvel ordre. Il y songe
depuis dix ans. Convaincu quil ne
trouverait pas à la Trappe (en loccurrence
celle de Cheikhlé à la frontière syrienne)
assez « de pauvreté, dabjection, de
détachement effectif, dhumilité, et je
dirai même de recueillement », il a
demandé à la quitter. La « petite
congrégation » quil a imaginée sous
lappellation des Ermites du Sacré-Cur
vivrait uniquement du travail manuel et aurait
vocation à « se répandre partout dans les
pays infidèles si abandonnés » (7).
Lors
dun séjour de trois années à Nazareth et
Jérusalem chez les Clarisses en qualité de
domestique, lermite sest forgé une
spiritualité nourrie de ses lectures de
Thérèse dAvila et de Jean de la Croix et
a peaufiné le règlement de ce quil
présente à son directeur spirituel
récalcitrant comme une « petite famille ».
Puis découvrant la fausseté de son statut, les
insuffisances de ses hôtes et la nécessité du
sacerdoce, il sest résolu à la prêtrise
quil avait jusque là refusée. Prêtre, il
pourrait célébrer la messe sur le Mont des
Béatitudes après lavoir acheté et y
avoir installé ses Ermites du Sacré-Cur.
Le projet changera de nature mais voilà son
auteur ordonné le 9 juin 1901.
En
prenant congé du préfet apostolique du Sahara
venu laccueillir au port dAlger 3
mois plus tard, Foucauld lui laisse le règlement
à peine modifié de ceux quil appelle
désormais les Petits Frères du Sacré-Cur
de Jésus. Le préfet lapprouvera et
autorisera la fondation de cette nouvelle famille
« vouée à ladoration de la sainte
eucharistie, à la solitude, à la clôture, à
la pauvreté et au travail dans les pays de
mission ». Le règlement est pourtant rude,
« impraticable » juge labbé
Huvelin (curé de St Augustin, confesseur de
Marie de Bondy, il a poussé Foucauld à la
conversion et joue auprès de lui le rôle de
directeur spirituel) tandis quen haut lieu,
on ny voit qu« une pieuse
utopie » (8).
Le
fondateur en est-il lui-même autrement persuadé ?
Depuis son entrée en religion, il a
collectionné les échecs et en un certain sens,
il sen réjouit. Que cherche-t-il en
faisant route vers létape de Beni Abbès ?
La réponse est martelée : il vient
chercher son Golgotha, sa croix. Il nattend
que le martyre auquel il se prépare « sans
cesse ». Il faut, senjoint-il, « vivre
aujourdhui comme devant mourir ce soir
martyr » (9).
Lhabit
ferait-il le moine ?
Cest
à Beni Abbès que Charles de Foucauld commence
véritablement sa carrière de saint. Lambition
de sainteté, quil associe dans un premier
temps au martyre, est chez lui constitutive. Quil
fût saint, tous les religieux qui lont
fréquenté en sont déjà convaincus. Il est
maintenant immédiatement repérable : la
tenue spéciale quil sest
confectionnée pour son nouveau rôle le désigne
entre tous. Son ami Laperrine en fait une
description détaillée : « une robe
ressemblant à celle des Trappistes, mais en
toile de coton blanc, un Sacré Cur en drap
rouge est cousu sur la poitrine. Cette robe est
serrée à la taille par une ceinture de cuir à
laquelle pend le chapelet [...] ; il a
adopté une sorte de bonnet blanc muni dun
couvre-nuque qui ressemble beaucoup à la
chéchia de zouave » (10).
Cest
avec cet accoutrement, auquel il doit, d'après
le même Laperrine, sa « dénomination de
Père de Foucauld », quil apparaîtra
sur de nombreux clichés. Car lermite ne
rechigne pas à être photographié. Et ces
images faites souvent par des officiers de
passage, il les distribuera volontiers à ses
admirateurs et admiratrices. Lévêque de
Viviers son diocèse de « rattachement »
en détiendra un stock à cet usage.
Le
vicomte a un goût pour limage quil na
pas cessé de cultiver, pratiquant lui-même le
dessin. Ce goût explique-t-il lattention
particulière quil porte à sa propre
apparence ? En attestent non seulement les
consignes précises quil donne par exemple
à sa cousine Marie pour ses habits dordination
quelle sest offerte à lui coudre
mais aussi la surprise pour ne pas dire le
trouble que cette apparence provoque
généralement chez ses interlocuteurs, quil
sagisse des Clarisses de Nazareth, des
trappistes de Staouéli ou de limpavide
abbé Huvelin, lequel le recevant en août 1900
qualifie de « bizarre » son costume (11).
Dirions-nous
de la tenue de Petit Frère conçue par Foucauld
quelle est plus quune « extravagance »
pour reprendre le terme de léphémère
compagnon Michel dont il sera question plus loin ?
Depuis la plus petite enfance, le vicomte est
accoutumé à se déguiser. Amateur de tableaux
vivants son jeu préféré , il est
photographié costumé en franc-tireur au Noël
1866. Dix ans plus tard, ses camarades de St-Cyr
et de Saumur disent lavoir vu déguisé, en
femme, en ouvrier, affublé de lunettes et dune
fausse barbe
En garnison à Sétif, il shabille
en arabe pour se fondre dans la population.
Déguisé en rabbin, il explore le Maroc en 1883.
« Je me donnai pour Israélite »
assume-t-il devant les lecteurs du Bulletin de
la Société de Géographie.
Le
déguisement en Arabe ou en Juif nétait
peut-être que « technique ». En va-t-il
de même lorsque, vers 1890, il se présente en
mendiant aux habitants de St-Martin de Sanzay
près de Saumur ? (12) Et quelle nest
pas la surprise des clarisses de Nazareth quand
elles ouvrent à cet inconnu bardé d« un
bonnet blanc qui tombe sur ses oreilles »,
dun pantalon bleu douvrier, dun
gilet blanc. Mais ce « ridicule costume »
(13) pas plus que le langage vulgaire que létranger
tient « à dessein » ne font
longtemps illusion. Les religieuses reconnaissent
vite derrière cette mise étudiée à contre-emploi
lhomme du monde, « un grand seigneur ».
Dautres
exemples ont été rapportés. Il en est encore
un, peu mentionné : son déguisement en
Motylinski. Avec acharnement et non sans mentir
à loccasion, Foucauld a exigé que ses
travaux linguistiques fussent publiés sous le
nom de son ami décédé. A son éditeur, René
Basset, il soutient sans déciller dans une
lettre du 11 mai 1914 que « les Textes [touaregs]
en prose [dont le professeur sapprête à
écrire la préface] sont entièrement son
uvre » à Motylinski (14). Quelques
jours avant son assassinat, il antidatera de 1906
ses Poésies touarègues pour laisser
croire quelles sont de la plume du mort (15).
Qui signe ?
Le
déguisement pour Foucauld est un stratagème
contre la mort, cest mon opinion. Il
découle de son désir de la tromper en composant
devant elle une manière dépouvantail. Ce
travail de « composition », la
signature de ses courriers en porte témoignage.
La vie de Foucauld se donne à voir par étapes
bien circonscrites. À chacune delles, à
chaque cerne, couche ou enveloppe correspond une
signature : Charles pour lami,
le frère, lintime, jusquà la prise
dhabit (janvier 1900) ; Vte Ch. de
Foucauld pour lofficiel (idem) ; Fr
Marie-Albéric pour le trappiste jusquà
la dispense des vux et le départ pour la
Palestine (janvier 1890 à juillet 1896) ; Fr
Charles pour le Nazaréen (mars 1897 à mai
1899) jusquà être autorisé à se faire
appeler Fr Charles de Jésus, le premier
des Ermites du Sacré-Cur (mai 1899 à
décembre 1905) ; Fr Charles de Foucauld
en alternance avec la précédente signature pour
le « curé des Touaregs » selon les
termes de Laperrine (1905 à 1914) ; enfin Charles
de Foucauld lors de ses retours en France (1909,
1911, 1913) puis systématiquement à partir de
la déclaration de guerre.
La
signature est elle aussi un déguisement. Aussi
étudiée, délibérée que sa vêture, elle
trahit toute la fragilité du personnage, son
angoisse. Il est significatif quen même
temps quil reprend in fine sa
véritable identité, Foucauld renonce à sa
tenue. Sans lemblème du cur et de la
croix et sans le chapelet, celui-ci ne
ressemblera plus quà une tunique ordinaire,
laquelle lui donne sur la dernière photographie
connue des allures de Mahatma. Cette banalisation
serait-elle dictée par ses nouveaux projets dassociation,
elle nen marque pas moins chez Foucauld,
couplée avec cette levée despoir et son
renoncement effectif au martyre, lamorce dune
réappropriation finale à soi et à lexistence.
Paul Embarek y aura joué son rôle, comme on le
verra.
Homme et prêtre
libre.
Charles
de Foucauld naurait pas pu mener son
aventure saharienne sans une disposition
spéciale peu courante. Ordonné prêtre dans le
diocèse de Viviers où se trouve Notre-Dame des
Neiges, sa première trappe, lex-cistercien
na été que le sujet de son évêque, « laissé
libre par ses supérieurs de mettre à exécution
la vocation à laquelle il se disait appelé et
de vivre en ermite dans les lieux déserts
proches du Maroc » (16). Libre de sa
vocation mais aussi libre et vivant de ses biens,
« ad titulum patrimonii ».
Il
en avait déjà fait un large usage pour la
construction de Notre-Dame du Sacré-Cur (30 000
F) ou lachat du Mont des Béatitudes (13 000
F). La fortune dont il dispose est à vrai dire
familiale, détenue entre sa sur et ses
cousines. Ce sont elles qui, daccord avec
sa nouvelle vocation, répondent à ses demandes
pécuniaires ou les anticipent. Sil ne sagissait
que du vu de pauvreté prononcé
solennellement en juin 1901, il ny aurait
pas lieu de sinquiéter de la loyauté du
prêtre. Mais pour qui tient à se distinguer par
son exigence constante, effrénée, radicale de
pauvreté et dabjection, la question se
pose. Peut-on en effet se croire à la dernière
des dernières places lorsquon possède 5
propriétés et non des moindres (la Fraternité
de Beni Abbès, une maison à In-Salah, la
Frégate et le fortin de Tamanrasset, lermitage
de lAsekrem) ? Foucauld a sévèrement
reproché à la supérieure des Clarisses de
Jérusalem de lavoir considéré persona
grata et davoir modifié son
comportement en conséquence. Mais a-t-il mis
toute son énergie à lempêcher ?
Pour
se convaincre de lépaisseur dun
personnage dont ses adeptes ont fait un pur
ascète et qui lui-même a prétendu se réduire
à presque néant afin de mieux imiter et se
remplir du pauvre Jésus nazaréen, il faut
prendre en compte non pas tant ces possessions
rien de moins que matérielles les Pères
blancs en seront les principaux bénéficiaires
que sa manière de les faire siennes. Que
le jeune Vicomte écrive son testament en juin
1883, au seuil dune exploration qui sannonçait
très périlleuse, ne surprend pas. Quil
réitère quatre fois lopération au cours
de sa carrière saharienne, à Beni Abbès en
août 1903, à lAsekrem en décembre 1911,
à Tamanrasset en décembre 1913 puis en octobre
1914 « pour mettre en ordre [ses] petites
affaires » (17) comme il lexplique à
Raymond de Blic, son beau-frère et son
légataire, na plus le même sens. Qui
aurait pensé que Charles de Jésus, à la fois
le Petit Frère, son supérieur et son directeur
(18) enfreindrait une des règles les plus
impératives de son ordre : « ne rien
posséder personnellement » ? La
possession pouvait être un aléa sans importance.
En la garantissant et en la personnalisant, le
testament lélève à un statut supérieur.
Il la rattache à une volonté particulière, et
pas nimporte laquelle. En théorie « mort
au monde », « vide de [sa] volonté »,
soumis à Dieu « avec lobéissance du
cadavre », Foucauld dun côté y
inventorie son « peu » et de lautre
ordonne : « Jinterdis
quon transporte mon corps [...] » (13
décembre 1913) et lorsquil reprend sa
rédaction lannée suivante, ce qui nétait
que « désir » devient injonction :
« Je veux être
enterré au lieu où je mourrai [...]. »
« Le Maroc
est mon objectif ».
Cest
avec cette surprenante liberté, comme persona
grata que Foucauld sen va à Beni
Abbès. Après avoir attendu à Maison-Carrée,
siège des Pères blancs, et à la trappe de
Staouéli le feu vert du gouvernement général
et du préfet apostolique, il prend la route du
Sud à cheval et sous escorte depuis Aïn Sefra.
À lest, le Sud oranais où il a combattu
durant 8 mois en 1881 et sest fait dimportants
amis. À louest, le Maroc, théâtre dun
exploit qui la en quelque sorte racheté
auprès des siens et de son milieu. Il est en
terrain connu. Officier, explorateur et moine
maintenant. Mais on ne fait pas encore trop la
différence.
À
larrivée un « ksar de 130
feux » où résident quelques troupes
, les honneurs militaires lui sont rendus.
Il porte de manière informelle « le titre
daumônier du camp français de Beni Abbès »
(19). Une ordonnance est affectée à son service.
Sans tarder, le nouveau venu jette son dévolu
sur un « petit vallon désert mais
arrosable » (deux en fait) et, avec laide
de « la main duvre militaire
mise gracieusement à sa disposition par MM. Les
Commandants darmes » (20), il y
construit un bel ensemble de bâtiments auquel il
donne le nom de « Fraternité » ( « la
khaoua en arabe » ). Il
conçoit celle-ci comme lavant-poste de lordre
à fonder. Il y attend jusquà 25
compagnons « pour que [...] faisant tache dhuile
[...] on entre au Maroc et y creuse un profond
sillon ». Il précise : « le
Maroc est mon objectif » (21).
Comment
Foucauld imagine-t-il sa Fraternité ? Il la
décrite à Henry de Castries avant son départ :
il sagirait d« une sorte dhumble
petit ermitage [pratiquant] lévangélisation,
non par la parole, mais par la présence du Très-Saint
Sacrement, loffrande du divin sacrifice, la
prière, la pénitence, la pratique des vertus
évangéliques, la charité » (22), un « très
pauvre petit couvent » (23), enchérit-il,
strictement clos ce qui lobligerait
à « avoir au moins un domestique soit pour
servir de portier, soit pour faire des courses au
dehors ».
Dans
cette attente, dans cet idéal, le gros
uvre terminé, la chapelle érigée, il se
clôt le 1er décembre 1901. Il ne
posera pas la première pierre de son enceinte
un mur de 1500 m quil nachèvera
jamais avant le 16 avril de lannée
suivante. Aucun compagnon ne se montrant, fr.
Charles de Jésus emploie son temps comme sil
était plusieurs autant dire quil le
suremploie, le partageant « entre la
prière ; travail manuel (sacristie d'abord,
jardin ensuite), recevoir les visites » (24),
celles des « voyageurs pauvres, des
pauvres infirmes, des soldats, des officiers »
(25).
Mais
moins dun mois après avoir étrenné son
rôle de « chapelain » de la
Fraternité du Sacré-Cur, Foucauld sengage
dans une voie inattendue, au risque de se mêler
des affaires du monde quil sétait
promis déviter. Cette affaire, il ne la
découvre pas. Elle se traite au grand jour dans
le Maroc quil a exploré ; elle avait
cours également dans le Sud algérien parcouru
en 1885 ; elle aura été objet de
discussion avec Duveyrier qui lévoque dans
ses Touareg du Nord (26)
: cest
lesclavage, « la plus grande plaie de
ce pays ». Elle pince en lui une fibre que
tous ses supérieurs ont bien su détecter, à lexemple
du prieur de la trappe de Cheikhlé qui voyait
dans son novice « limage parfaite de
notre noblesse au XIXe siècle, [...]
généreuse de son argent, [...] chevaleresque [...], un
Morès monastique » (27).
« La plus
grande plaie de ce pays ».
Le
nouvel arrivant exprime son émoi sans sourdine.
Outre les mauvais traitements quil dit
avoir constatés, ce qui le scandalise dans la
pratique « monstrueuse » de lesclavage
à Beni Abbès, cest lattitude de lautorité
française. Il dénonce sa « complicité »
en général et nommément au sein de létat-major.
Non seulement au plus haut niveau on ferme les
yeux mais pire, tel général ou colonel donne
ordre au bureau arabe de rendre les esclaves quil
aurait recueillis. Or ce sont le plus souvent des
enfants du Soudan ou du Touat volés à 5, 10 ou
15 ans (28).
Cette
grave affaire autorise Foucauld à tracer une
ligne de démarcation nette : dun
côté lidéal chrétien civilisateur, de lautre,
une colonisation purement matérialiste ou
opportuniste ; dun côté ladministration
directe de la colonie par des chefs européens de
haute moralité, de lautre, ladministration
indirecte par des chefs locaux cupides et douteux.
Cest aussi loccasion dopposer
Berbères et Arabes, ceux-ci nomades « très
cruels », oisifs et rebelles, ceux-là « ksouriens
utilisant peu les esclaves » et ne les
maltraitant pas, et « très bien disposés
envers les Français » (29).
Chamboulant
lordre des priorités quil sétait
assignées, Foucauld veut faire des esclaves une
« uvre », son uvre. Il sen
ouvre aussitôt à son supérieur : dune
part, en sappuyant sur les relais religieux,
militaires et familiaux, alerter lopinion
publique et la classe politique (il pense au
baron Cochin) ; dautre part soulager
de leurs souffrances autant que faire se peut les
esclaves du cru. À cette fin, il a réservé
dans sa Fraternité « une petite chambre
où [il] les réunit et où ils trouvent toujours
le gîte, accueil, pain quotidien, amitié ».
Il en reçoit parfois jusquà 20 par jour.
Mais lhôte ne sillusionne pas. Sil
a prévu ce lieu, cest pour séparer les
esclaves des autres visiteurs avec lesquels ils
ne font pas bon ménage. À peu près sans
religion, « ayant pour ainsi dire tous les
vices, surtout les vieux », ils
représentent en effet « les brebis les
plus perdues » (30).
Or
telle est bien sa vocation spéciale : aller
vers ces êtres les plus délaissés, et pas
seulement par charité. Au plus teintés dun
« islamisme vague », ces « Noirs »,
Foucauld les croit particulièrement accessibles
au catholicisme. Il en veut pour preuve lexemple
de ces « nègres » dOuganda qui
« font dexcellents religieux »
(31). « Ces esclaves violentés par le
mahométisme, explique-t-il, ouvriront facilement
leur cur à lévangile », et,
continue-t-il de croire, « à la longue, à
force de bonté et de patience, on pourra former
les premières chrétientés de ces pays comme le
furent en grande partie les premières de Rome,
par des esclaves » (32). À leur intention,
il écrit en 21 leçons Lévangile
présenté aux pauvres Nègres du Sahara.
Luvre
des esclaves.
Il
a exposé la question et présenté sa solution
à ses supérieurs. La décision leur appartient,
il ne saurait en douter. En lattendant, lermite
se met à luvre sans tarder. « Jai
eu le 9 janvier, écrit-il à son préfet, une
des plus grandes consolations de ma vie : la
grâce de pouvoir racheter un jeune esclave
soudanais (de Dalla) enlevé il y a environ
quatre ans à sa famille. » Il la
appelé Joseph du Sacré Cur car il pense
« quil se convertira » mais ne
compte pas le garder auprès de lui pour deux
raisons : la première, parce que « toujours
il faut dépayser les musulmans convertis (si
légère que fût leur teinture) pour les sortir
de leur ancien et si mauvais lieu
du moins
jusquà ce quon voie la possibilité
davoir un noyau un peu fort de chrétiens
en un lieu » (33) ; la seconde, parce
que Joseph, envoyé à Alger, pourra « témoigner ».
Il le sera effectivement en mars 1902.
Son
achat a été négocié par un intermédiaire,
âprement semble-t-il. Il y en aura dautres.
La négociation naboutit pas toujours. Le
prix varie entre 200 et 400 F. Lorsque lesclave
acheté laisse espérer sa conversion ou la
demande, il reçoit un prénom chrétien. Sans
être une condition sine qua non, cette
intention joue un rôle majeur. Foucauld sintéresse
en premier à « ceux quon sait, quon
espère disposer [sic] à devenir de bons
chrétiens » (34). Après Joseph, sont
évoqués (contradictoirement) les cas de Najem (juin),
Salême (juillet), Abd Jésu (juillet), Paul (septembre),
un père de famille marocain, Pierre (janvier
1903), Magdeleine (février). Pour cette
dernière, « décidée à devenir une bonne
chrétienne », il sétait déclaré
prêt à monter jusquà 550 F.
Ce
sont ses « banquières » habituelles,
sa sur et ses cousines, qui fournissent les
moyens de la dépense, Marie de Bondy surtout. « Je
nai quà demander, elle paie »,
se vante-t-il (35). Pour avoir permis lachat
dAbd Jésu « juste pour 200 F »,
elle en sera la marraine. Le garçon de 4 ans est
« solennellement » baptisé dans la
chapelle de Beni Abbès le 14 août 1902. Il
figure dans les bras de son bienfaiteur sur la
photographie de lermite la plus reproduite
de son vivant. (Envoyé à lorphelinat de
Thibar en Tunisie, il y mourra en 1910.) Ce
baptême sera suivi en mai de celui de Marie
Croix, vieille aveugle réfugiée à la
Fraternité. Foucauld en 30 ans, ne pourra pas se
réjouir de plus de conversions.
Lévangélisation
du Maroc est passée au second plan et le projet
de fondation reste désespérément suspendu à larrivée
de compagnons. Lermite ainsi redéployé,
levé à 4 h, couché à 20, se multiplie en
adorations, travail manuel, hospitalité,
causeries, aumônes, soins, offices. Il se
réveille à minuit pour prier durant une heure.
Ce régime le surmène de toute évidence mais lécriteau
de la sacristie lénonce : « il
te faut haïr et mépriser tout ce que tu as
aimé sur la terre », et, ajoute-t-il dans
son diaire en date du 15 octobre 1902, se faire
violence pour avancer dans la vertu. Cependant
dirions-nous du temps quil consacre à Abd
Jésu et Paul, quil est souffrance ?
Tous les jours, il leur fait la lecture, mange
avec eux et assiste à leur coucher. « Jai
eu des joies, confie-t-il à sa cousine au seuil
de la nouvelle année : je puis, grâce à
mes deux enfants, exposer depuis quelques jours
le Très Saint Sacrement tous les jours ».
Le
1er juin 1903, le préfet apostolique
du Sahara, Mgr Guérin, accompagné dun
autre Père blanc, retardé faute dautorisations
de voyager, arrive à Beni Abbès. Le prélat
veut juger en situation de celui quil
considère avec admiration comme son « cher
anachorète saharien », un « véritable
saint », le « marabout chrétien »
(36). Il partage la même soif de pénitence. Sa
visite est à la fois damitié et de
contrôle. Guérin est chargé de faire entendre
raison à lermite sur la question de lesclavage.
La hiérarchie sest exprimée : lermite
ne doit pas sen occuper directement. Il
manque de la prudence et de la discrétion
nécessaires (37) et risque de compromettre avec
sa propre mission, celle des Pères blancs au
Sahara. « Il me semble, décoche labbé
de ND des Neiges à son ancien novice, que vous
transformez trop souvent vos idées personnelles,
quand le but est bon, en ordre du ciel. » (38)
Foucauld
résiste à peine. Si son indignation reste
entière contre linjustice dun
système qui punit « le vol dun
poulet et permet celui dun homme » et
contre des religieux qui se tiennent en « sentinelle
endormie » face à elle, il est dautant
plus disposé à sincliner quil a
touché les limites, au moins matérielles, de
son uvre : laccueil des esclaves
lui demande beaucoup dénergie ; les
rachats lont « ruiné » selon
sa propre expression et mettent à mal son vu
de pauvreté ; ils le rendent dépendant des
militaires, seuls intermédiaires possibles à
défaut dindigènes que « sa position
officielle » lui interdit de solliciter ;
ils exigent le « plus grand secret »
pour éviter « une foule de difficultés » ;
et, comme nous allons en juger, le bienfaiteur nest
pas payé en retour. Luvre cesse.
Foucauld nen fera plus aucune mention, mais
restera jusquà sa mort membre de la
Société Anti-Esclavagiste de France.
Cul-de-sac.
Le
libérateur desclaves est clair :
affranchis, ils doivent être éloignés de Beni
Abbès et des mauvaises influences quy
exercent il ne dit pas qui ni quoi. Joseph est
parti pour Maison-Carrée au bout de 2 mois ;
Pierre après 3 mois de catéchuménat a
préféré rentrer chez ses parents à Tiriouin ;
Abd Jésu a suivi Guérin en juin. Pourquoi Paul
ne la-t-il pas accompagné ?
Sur
le certificat dachat, Paul se nomme Bonita.
Il sera par la suite nommé Embarek ou Mbarek.
Foucauld lappelle simplement Paul. Il est
âgé de 14 à 17 ans « environ ». Il
soccupe du benjamin, prépare les repas,
balaie, et jardine (39). Le garçon ayant
nettement déclaré vouloir se convertir, il a
reçu en conséquence une instruction catholique
d'abord sommaire puis, à partir de janvier 1903,
plus poussée. Mais, alors que la venue du
préfet est annoncée, Foucauld constate que son
catéchumène « nest pas de confiance » :
il sen remettra au jugement de son
supérieur lors de son passage. Celui-ci naura
pas à le donner. Le 2 mars 1903, Paul a « quitté »
son protecteur, « assez mal » (40),
« après de grosses fautes ». « Je
lui ai ouvert les portes toutes grandes ».
Or à peine Guérin sen retourne-t-il,
ébloui par le spectacle de la Fraternité où il
a passé 5 journées intenses, que son « grand
nègre Paul » réapparaît. Foucauld en est
rempli despoir. Il a une nouvelle idée en
tête.
Son
ami Laperrine la convaincu entretemps de lintérêt
dune mission plus assortie à sa vocation.
Les troupes françaises ont vaincu un fort parti
de Touaregs à Tit. La route du Sahara central sest
ouverte. Le commandant supérieur des Oasis,
créateur et commandant des Cies
sahariennes, ambitionne de relier par cette route
Alger et Tombouctou. Il veut tester et asseoir la
soumission des Touaregs Hoggar. Le chef ambitieux
voit la présence de lermite à ses côtés
puis sur le terrain comme un atout maître dans
la « conquête pacifique » dun
pays que limmensité, le dépouillement et
lhostilité empêchent de peupler de
soldats et de colons. Il voit lami quil
a fréquenté 20 ans auparavant comme une espèce
dofficier démilitarisé et croit pouvoir linstrumentaliser.
Mais à lheure de la séparation de lÉtat
et de lÉglise, sa combinaison doit rester
officieuse sinon secrète. Et Foucauld laccepte,
quitte à revenir sur ses engagements primitifs.
Dans
une lettre à Guérin écrite 2 semaines après
son départ, lermite dépeint la vie quil
entend mener désormais : « solitaire,
mais sans clôture, en faisant mes efforts :
1° pour être en relations de plus en plus
intimes avec les Touaregs (faisant des excursions
chez eux aussi souvent que possible), 2° pour
traduire en leur langue le saint Évangile [...],
3° pour aller, au moins une fois par an, dans
chacun des postes [...] où il y a des Européens,
afin dy administrer les sacrements [...], 4°
pour voyager à petite journée de manière à
causer, le long des voyages, avec les indigènes
[...] » (41).
Les
raisons de ce basculement sont nombreuses et
variées. Elles procèdent de la déception.
Foucauld sennuie à Beni Abbès comme
naguère en garnison à Sétif ou à Mascara,
même sil déborde dactivité. Son
rôle daumônier ne lui suffit pas. Du
côté des Petits Frères du Sacré-Cur de
Jésus, rien ne vient. Les trappistes font
obstruction et les Pères blancs nont
personne. Aucun candidat « à avoir la
tête coupée, à mourir de faim, à [lui] obéir
en tout bien » ne sest présenté et
il est seul à suppléer à toutes les tâches de
la Fraternité. Malgré laide des soldats
mis à sa disposition et des domestiques
embauchés, il est « débordé par les
occupations extérieures » comme il sen
plaint à Guérin (42), au point de ressentir les
signes de la fatigue (maux de tête et fièvre).
La Fraternité ne désemplit pas : 30 à 40
voyageurs par jour, 75 pauvres venus solliciter
la charité en une seule journée
Du
côté du Maroc, rien ne se dessine non plus. Les
opérations de pacification menées à la
frontière ne débouchent pas sur la conquête
souhaitée.
Enfin,
question esclavage, le camouflet est cuisant.
Joseph, le premier affranchi, qui se montrait
presque prosélyte, a faussé compagnie aux
Pères blancs qui laccompagnaient au Soudan
pour laider à convertir sa famille. Un
Judas ! « Nous ne sommes entourés que
de cela : nègres, arabes, joyeux
»,
commente-t-il (43). Après lemballement
initial, la chute est douloureuse : « ni
famille, ni chasteté, ni probité, ni vérité,
ni bonté chez la plupart des esclaves
»
(44). Exit le rêve de former une « petite
chrétienté », dans lesprit et lélan
des premiers chrétiens.
Mais
Foucauld voit également ses propres
insuffisances. Même sil sefforce de
prêter la main au ménage des chambres et à des
tâches peu ragoûtantes, il connaît sa « manière
de [se] dégager des soins matériels » et,
alors que ce type dactivité est censé le
rapprocher des indigènes et leur donner le bon
exemple, il déplore, lors de sa retraite de 1903,
de ne pas avoir « eu une familiarité assez
fraternelle » avec eux et de « les [avoir]
tenus à distance avec la hauteur dun
supérieur » (45).
En route pour le
Hoggar : échappée ou échappatoire ?
On
sait quel argument a utilisé Laperrine pour
emporter ladhésion de son ami. Il lui a
fait part, en juin 1903, de la « très
belle attitude » dune noble Targuie
lors du massacre de la mission Flatters (46).
Cette femme a tenté de sauver des vies
européennes par compassion et charité. Foucauld
a hâte de la rencontrer et de vérifier les
enseignements de Duveyrier : que les
Touaregs forment un véritable peuple où les
traces du christianisme sont encore fraîches,
spécialement « dans leurs murs »
(47).
Les
Noirs lont déçu. Les Arabes sont
barricadés derrière leur religion. Les
Berbères plus accessibles, sont retenus par leur
« esprit national ». Mais parmi eux,
les Touaregs lèvent de nouveaux espoirs. Après
avoir été retardé par ses obligations daumônier
auprès des légionnaires blessés dans le combat
dEl Moungar, Foucauld prend la route du
Hoggar. Parti de Beni Abbès le 13 janvier 1904
avec 50 fantassins, il retrouve Laperrine à
Adrar. De là commence la « tournée dapprivoisement »
telle que la conçue le chef, « dont
le seul but est de mettre en confiance ces
populations qui nous connaissent si mal et sont
encore méfiantes » (48). Après sêtre
vu refuser la poursuite vers Tombouctou au puits
de Timiaouin, la colonne rebrousse chemin.
Foucauld, qui nest pas autorisé à rester
en arrière, se joint à lexpédition
Roussel qui nomadise plus au nord. En chemin, il
apprend la tamahaq. Après plus dun
an de piste, lermite rentre à Beni Abbès.
Son projet a de nouveau évolué.
Paul en chemin
À
Henry de Castries, qui la, un des premiers,
guidé vers sa destination saharienne, Foucauld
rend compte de son périple : « De
géographie, dexploration, je ne fais pas lombre,
lui écrit-il dIseken le 17 juin 1904 ;
je me laisse porter comme par une voiture, ce nest
pas non plus une évangélisation proprement dite
[...] cest un travail préparatoire à lévangélisation
[...] chez les Hoggar et les Taitok » (49).
Il le confirme à Guérin qui ne semble pas bien
comprendre ou apprécier la nouvelle orientation :
il sagit de « préparer, commencer lévangélisation
des Touaregs » en sétablissant chez
eux, en apprenant leur langue et en liant avec
eux des rapports « aussi amicaux que
possible » (50).
Même
si un de ses premiers objectifs est la traduction
de lévangile en touareg, lermite ne
met aucun militantisme dans lidée quil
se fait de lévangélisation. Il la
réserve aux missionnaires auxquels il ouvre la
voie. Lui ne se voit quen « défricheur ».
Il a abandonné (transitoirement) toute clôture.
La fondation est passée au second plan. Son
évangélisation sans parole est toute dans « la
présence du Très Saint Sacrement » quil
faut porter plus loin dans le Sahara, là où
Jésus nest encore jamais « descendu
corporellement ». En un mot, source et
sommet de toute lévangélisation pour
Foucauld, cest « la Messe avant tout ».
(51)
Or
pour quun prêtre puisse dire la messe, il
faut quau moins un chrétien y assiste.
Dans les circonstances exceptionnelles du Sahara,
le préfet a demandé un indult à Rome. Devant
le refus papal et la pénurie de chrétiens
baptisés, il a personnellement autorisé
Foucauld à célébrer avec un simple
catéchumène dans les limites de « la
messe privée » (52). Et cest ainsi
que Paul, hier encore si peu digne de confiance,
se retrouve embarqué dans la tournée dapprivoisement.
« Je pars avec le petit nègre de 18 ans,
dont je vous ai parlé, pour me servir la messe »,
annonce-t-il le 13 janvier 1904 à Guérin à qui
il avait déjà expliqué :
« Une
chose qui a une vraie importance et qui a
contribué à mincliner à partir, cest
que jaurai un servant de messe
catéchumène
Un jeune esclave, libéré le
8 septembre 1902, avait passé sept mois à la
Fraternité et reçu linstruction
religieuse durant ce temps, avec lhospitalité
Il était parti en avril 1903, et est revenu peu
après votre passage ici
Depuis juillet, il
a repris sa place à la Fraternité, se conduit
convenablement, et de lui-même ma demandé
à continuer de recevoir linstruction
religieuse. Ma pensée est de lemmener pour
me servir la messe et maider dans tout le
matériel. » (53)
La
« tournée » terminée, un an après,
Foucauld regagne son ermitage de Beni Abbès. Il
est dans lensemble satisfait de Paul, même
sil a un court instant envisagé son
remplacement : « Pour me servir la
messe et maider en tout, faire le
pain, l« asida », travailler au
jardin, tout faire enfin, jai le petit Paul,
écrit-il à sa cousine. [...] il ma suivi
pendant tout mon voyage, et maintenant est à la
maison, et je suis content de lui. » (54)
Six
mois pour tirer la substance de ce premier
périple et réviser les leçons reçues en route
de cette langue touarègue étonnamment « riche »,
et fr. Charles de Jésus et son « enfant »
Paul repartent pour une nouvelle pénétration
saharienne. Début juin 1905, ils rallient la
mission Dinaux, où se côtoient un géographe,
un géologue, un écrivain et un inspecteur des
Postes. Plusieurs témoignages permettent dimaginer
le couple que maître et servant font.
Charles
de Foucauld marche « à pas rapides, à
demi courbé vers le sol, traînant par la bride
un de ses chameaux de bât, suivi de son
catéchumène Paul qui [conduit] lautre »
(55). Celui-ci va, « un gourdin à la main,
derrière les chameaux de bagages, en psalmodiant
des choses où on reconnaissait avec un peu dattention
des bribes de liturgie catholique. » (56)
Tous les jours, à la halte, Paul aide à dresser
la tente prévue pour loffice. La messe y
est dite, « sans autre témoin que Paul »
(57). Et quel témoin !
Lehuraux
donne un aperçu moqueur du « singulier
enfant de churs ». Il le décrit
portant « sur sa gandoura de toile un
collier fait dobjets les plus
hétéroclites : boutons duniforme en
cuivre, verroteries multicolores et surtout une
collection de petits sachets en cuir et en métal
qui renfermaient des versets du Coran ainsi que dincompréhensibles
incantations dun sorcier du pays destinées
à éloigner les mauvais génies » (58).
À Tamanrasset
Au
cours de ce second voyage, Foucauld rencontre le
chef des Touaregs Hoggar soumis, lamenokal
Moussa Ag Amastan et avec lui, sur ses
indications, le 11 août 1905, il décide de sinstaller
« pour un temps inconnu » à
Tamanrasset, « village de 20 feux en pleine
montagne, au cur du Hoggar et des Dag-Ghali
sa principale tribu, à lécart de tous les
centres importants : il ne semble pas que
jamais il doive y avoir de garnison, ni
télégraphe, ni Européen, et que de longtemps
il ny aura pas de mission : je choisis
ce lieu délaissé et je my fixe. »
(59). Lermite interprète cette
installation comme « un signe de la
volonté de Jésus ». Mais lemplacement
désigné par Moussa empiétant sur le territoire
des dag Ghali, les travaux de terrassement sont
suspendus et repris sur lautre rive de loued
(60). Foucauld demeurera en ce lieu « délaissé »
jusquà sa mort.
Dans
un premier temps, il conçoit dy fonder une
Fraternité bis en plus petit. « Je
vois ici pour moi la vie de Nazareth pour un
temps indéterminé, avec Paul travaillant avec
moi le jardin et fabriquant des plats de bois »
(61), « sans terre grande ni petite ;
sans culture ». Le serviteur, hissé
presque au rang de compagnon, est logé non loin
du bâtiment étroit que lermite sest
fait construire et quil habite, dans une
hutte en roseau, avec lâne et les
éventuels visiteurs. Donnant satisfaction, il
est payé à lannée.
Sans
désespérer de la venue de candidats Petits
Frères du Sacré-Cur de Jésus, Foucauld ny
compte plus dans limmédiat. Dans l« avant-garde »
quil a voulue, il pense se borner à
célébrer la messe et à « prêcher dexemple »,
en menant la vie vertueuse et laborieuse qui
manque aux Touaregs « orgueilleux et
paresseux ». Il vise laristocratie.
Mais le village de Tamanrasset est occupé par
leurs vassaux plébéiens et des haratin
vivant de leur travail.
À
ce stade, Foucauld a appris assez de tamahaq
pour communiquer avec le monde dans lequel il senfouit,
dautant que lévangélisation quil
conçoit se passe de parole. Toutefois, il nentend
pas sen satisfaire. À deux titres. D'abord
parce que cette langue quil découvre lui
plaît « une langue bien plus belle
et plus vaste quon ne croyait » (62).
Ensuite et surtout parce quil a compris le
danger de déléguer ce pouvoir de communication.
En utilisant des interprètes arabes pour sadresser
à ses administrés, le colonisateur fait le lit
de lislam. Il faut donc quil
maîtrise assez la langue pour éviter le
truchement. Colonial et homme dÉglise en
Foucauld se confondent : il réfléchit au
moyen dassurer une domination durable. Cest
ainsi que sans tarder, il veut proposer à Moussa
un voyage en France. Laperrine aurait voulu faire
de lui le chapelain de lamenokal. Cest
au-dessus de ses forces. Moussa est un « musulman
fervent », il la vérifié. Mais il
se révèle intelligent et lancien vicomte
noublie pas quil sest lui-même
converti à force dintelligence.
Si
sajoutent à son emploi du temps, en plus
des prières, des messes, des travaux manuels
lapprentissage du touareg et sa diffusion,
les journées de lermite sannoncent
bien remplies. Mais le régime ne ressemblera pas
à celui de Beni Abbès. La vie quil va
mener est régulière ; les visiteurs seront
rares ; et lui-même, bien que dépourvu de
clôture, entend garder ses distances à légard
du village. Quant à la question de lesclavage,
elle se pose tout autrement que dans la Saoura.
« Chez les touaregs, [les esclaves] sont
heureux », juge Foucauld, « en
général » très bien traités. Mais « leur
niveau moral est très bas ». Ils sont sans
famille et « les négresses jeunes servent
toutes dinstruments de plaisir » (63).
La position des autorités a changé : « les
chefs dannexe des oasis ont pris des
mesures pour la suppression de lesclavage ».
La vente est progressivement interdite et laffranchissement,
automatique en cas de maltraitance.
« Quel
triste catéchumène ! »
Le
26 octobre 1905, le détachement militaire de
protection quitte Tamanrasset. Foucauld se
retrouve seul avec Paul. Làs ! le jeune
Noir fait à nouveau des siennes. Durant lescale
de Beni Abbès, son maître avait su le
préserver de linfluence extérieure. Il
expliquait à sa cousine : « je ne
reçois pas dhôtes musulmans, pour garder
à Paul [...] le milieu et létat desprit
où je [le] désire ». « Pas de
soldats, pas de mauvaise compagnie. Pour le
moment, cest très bien. » (64) Ce
filtrage est impossible en ces nouveaux lieux.
Impossible dempêcher lancien esclave
de fréquenter ses semblables et ses voisins haratin.
Or lislam, même sil est
effectivement peu pratiqué, est chez eux plus quune
teinture et la liberté de leurs murs est
communicative. Gautier, le géographe de la
mission Dinaux, ajoute un détail : « Ce
que Paul avait en outre de plus particulier, cétait
la réputation de manger tout ce qui lui tombait
sous la main, cétait « un mangeur de
choses immondes ». Et le témoin
facétieux dextrapoler : « naturellement
cela ne suppose pas seulement un estomac
complaisant, mais aussi, chez un primitif, une
conscience élastique » (65).
Très
vite, Foucauld recommence à douter de Paul, au
point quil ne le paie plus que mois par
mois dans léventualité dun renvoi.
Le paiement de ses gages nen est pas moins
la « plus grosse dépense » comme il
le révèle à labbé Huvelin. Il se plaint :
« quel triste catéchumène ! je le
garde avec moi, malgré linconvénient quil
y a pour un prêtre à avoir à son service un
très triste sujet [...]. À moins que ses fautes
ne deviennent presque des crimes je le garderai
avec moi, me souvenant que Jésus a gardé Judas,
en mefforçant de le rendre meilleur, afin
de pouvoir célébrer la sainte messe, que je nai
pas le droit de dire sans personne
»
(66).
Au
cours des premiers mois de 1906, « le petit
nègre de 20 ans [...] va de mal en pis
(au moral) » mais Guérin questionné est
formel : la messe avant tout. Tout compte
fait, le 17 mai 1906, Paul fait ses adieux à son
libérateur. Est-il renvoyé ? Part-il de
son propre mouvement, lassé de constants
reproches ? Aucun indice ne laisse trancher.
Mais deux semaines plus tard, un fait se produit,
que le prêtre esseulé identifie aussitôt à
une faveur divine : son ami Motylinski,
interprète militaire berbérisant missionné
pour une « exploration linguistique et
sociologique » dans le Hoggar, arrive à
Tamanrasset escorté de 5 méharistes et dun
guide. Les deux hommes se connaissent et sapprécient
depuis1882. Ils se sont revus dans le Sud
algérien en 1885. Le « miracle » nest
pas seulement de permettre à Foucauld de
continuer de célébrer la messe grâce à cette
présence inopinée. Lhôte de passage est
un fin linguiste. Il va initier lermite à
sa science, sur le terrain en lentraînant
dans un travail de collecte prématurément
interrompu par une morsure de vipère, en chambre
en modifiant son approche encore trop pragmatique
du touareg.
Jusquà
ces retrouvailles, Foucauld travaillait à un
lexique à usage pratique destiné aux
missionnaires militaires et religieux à venir.
Dorénavant, il se découvre, ou redécouvre, une
vocation scientifique.
Une vocation
recomposée.
Avec
la même rage quil a exploré le Maroc, il
explorera la langue et par la langue, la
civilisation du peuple quil sest
donné mission dévangéliser. Motylinski a
su lui imprimer, en même temps que lamour
de la linguistique et de cette langue
particulière, aux origines mystérieuses, que
parlent les Touaregs, une méthode : « Un
peuple antéislamique [...] à prendre sur le vif ;
une littérature (30 à 40 mille vers)
antéislamique, si lon peut dire, à
recueillir [...] ; un passé antique à
reconstituer [...] ; une société féodale,
très particulière comme murs » (67).
Foucauld
croit-il vraiment à cette antériorité dont lexistence
serait bien faite pour faciliter la conversion
des Touaregs ? Du moins justifie-t-elle la
nouvelle vocation linguistique qui se déclare en
lui au risque de bousculer derechef son
engagement religieux. En effet, quand le travail
manuel tenait encore une place centrale dans la
vie du Petit Frère gage de labjection
et de la pauvreté dues à limitation de
Jésus le Nazaréen , il se trouve de fait
évincé. Lermite a certainement fait sa
part de « cet humble, vil et béni travail
manuel », à la Trappe en sciant du bois ou
en piochant les champs, chez les Clarisses, en soccupant
à de petits travaux, à la Fraternité en
maçonnant, jardinant, lavant le linge. Dans lintervalle
des tournées dapprivoisement, Paul le
supplée. Mais de retour à Beni Abbès, un
changement sest produit. Khoua Carlo
passe ses journées « remplaçant le
travail manuel par des copies de touareg et détudes
faites au cours de lannée de voyage »
(68).
À
Tamanrasset, les travaux linguistiques se
substituent complètement et définitivement au
travail manuel. Dès 1906, le temps de labeur est
« employé à étudier la langue touarègue,
et surtout à en faciliter létude à ceux
que le Bon Dieu enverra. » (69) Dannée
en année, de retraite en retraite, Foucauld
remettra pour la fin de ces travaux le « si
bon, si béni, si chéri » travail des
mains (70). Or la fin est indéfiniment
repoussée. En juin 1908, il pense en avoir
encore pour 10 ans.
Cette
substitution ne vaut pas trahison en théorie. Le
fondateur a prévu dans le règlement des Petits
Frères du Sacré-Cur de Jésus une
équivalence entre « travail manuel »
et « travail apostolique », cest-à-dire
« conversations individuelles avec les
infidèles et à loccasion avec les
chrétiens ». De même, dans le directoire
de lUnion de prières quil va créer,
il prévoit de moduler la quantité de ce travail
des mains selon les aptitudes, les attraits, les
besoins des associés, à charge pour le
supérieur den juger, du moment quil
en reste par jour au moins « quelques
instants ». Et lorsquil cherche à
attirer à Tamanrasset le brillant Massignon,
Foucauld prend soin de lassurer comme dune
évidence : « Pour vous, le travail
manuel serait habituellement vos travaux
scientifiques » (71).
Lidéal
du Petit Frère a glissé à nen pas douter.
Difficile dadmettre que « faire du
dictionnaire », dans les conditions
spéciales du Hoggar, soit un travail apostolique
ou une prière
Mais linsistance et la
nécessité du labeur à forte dose navaient
de sens que dans une imitation du Jésus de
Nazareth, humble ouvrier caché. Or Foucauld nest
pas Jésus, il en a maintenant la certitude.
« Jai
cru que cétait la fin. »
La
révélation sest produite en janvier 1908.
À cette date, à force de privations, de
mortifications et de labeur, Foucauld frôle la
mort. « Jai cru que cétait la
fin » avoue-t-il à Marie de Bondy, et dans
cette éventualité jusque là imaginée sinon
désirée dans la violence et lexceptionnalité
du martyre « étendu à terre nu, méconnaissable,
couvert de sang et de blessures, violemment et
douloureusement tué » (72) , lermite
éprouve à ses dépens lhumaine mortalité
et sa banalité ; il reconnaît sans
conteste ce qui la provoque inévitablement :
le « matériel » et tout près de lui,
son propre corps : ce corps quimpuissant,
il voit vieillir, perdant à mesure ses cheveux,
ses dents, sa vue, son attention
Dévidence,
il na rien de surnaturel. Et ce qui le
sauve in extremis nest pas Dieu mais
les habitants de Tamanrasset compatissants et
Laperrine quil a alerté. Il leur saura
gré de ne pas lavoir abandonné cette fois.
Mais limportant reste ce contact quil
a pris avec la mort qui le terrifiait et le
poursuivait depuis la plus petite enfance. Ce
contact semble le guérir dune angoisse quun
nihilisme exacerbé, transmué en dolorisme
chrétien, sest chargé de sublimer. À
partir de cette expérience, lermite amorce
une lente mais inexorable réconciliation avec
lui-même, marquée en premier par le renoncement
au martyre et à la sainteté.
Dautres
facteurs rien moins que physiques ont influé sur
le déclenchement de cette « crise ».
Foucauld mentionne en amont ses troubles de la
prière. Alors que Motylinski est encore à ses
côtés, il se déclare à son directeur
spirituel assailli durant la prière par des « pensées
insupportables » qui lui « font la
guerre » et contre lesquelles les travaux
linguistiques lui offrent un commode « refuge »
(73). Ou bien ce sont des « rêveries »
(74) ou de longues et constantes distractions. Or
la prière est, avec le travail manuel, un des
piliers de lordre quil veut fonder
pour soi et pour les autres.
Mais
voilà quau même moment les Pères blancs
lui ont trouvé enfin un compagnon, frère Michel.
Il sagit dun jeune Breton dorigine
modeste, ancien zouave, novice à Maison-Carrée.
Fr. Charles de Foucauld vient ly chercher
et le 10 décembre, les deux hommes prennent la
route de Tamanrasset via Beni Abbès. Trois mois
plus tard, à létape dIn Salah, le
compagnon est durement congédié. Comment le
fondateur aurait-il pu considérer cet épisode
autrement que comme un échec personnel et à
partir de là, ne pas perdre confiance en son
projet ? Comment, méditant cette avanie, naurait-il
pas ressenti comme une meurtrissure la mort de
son ami Motylinski quil apprend le 7 mars
1907 ?
La
mission Arnaud-Cortier à laquelle il se joint
presque aussitôt lui aura-t-elle changé les
idées ? Pour la première fois, il voyage
sans Paul. Cest sans doute en le confondant
avec un autre Oumbarek que le lieutenant Cortier
écrit lanecdote cocasse à quoi Paul
Embarek doit en partie sa réputation péjorative.
Lofficier décrit dans Dune rive
à lautre du Sahara comment le
serviteur, « malhabile » et « stimulé
sans acrimonie » par son maître, fait la
vaisselle : « quel que soit lobjet,
[il] sachève en trois temps réguliers :
1e - coup de sa chemise donné dans lobjet,
2e - coup de doigt pour détacher le
sable encore adhérent, 3e - souffle
violent pour expulser les dernières poussières ».
(75)
« Je
nose pas dire que jaime, mais je
voudrais aimer ! ».
Foucauld
quant à lui ne remet jamais en cause les
compétences de son serviteur. Il critique
seulement son comportement au regard du service
de la messe et de la morale chrétienne. Et rien
ninterdit de penser que Paul lui a manqué
au cours de ces 5 mois dexpédition à
travers le Hoggar. Aussi, à peine de retour à
Tamanrasset, nest-il pas mécontent de le
retrouver. « Peut-être, sinterroge-t-il
devant Guérin, vais-je reprendre avec moi le
petit nègre Paul qui est venu me voir il y a
quelques jours et sest, dit-on, bien
conduit depuis quelque temps ; sil me
demande à partager comme autrefois les prières,
il pourra de nouveau servir la messe comme par le
passé », (76) « à condition, rabat-il
pour sa cousine, quil se conduise bien ».
Ce nest pas le cas : lancien
esclave est repris mais sans le statut de
catéchumène.
Et
provisoirement. Plus soucieux du salut de son
serviteur que de son propre sacerdoce, Foucauld na
pas en effet lintention de le garder. Il
compte le ramener à la Fraternité et ly
laisser à croire que les influences à
Tamanrasset sont encore plus mauvaises quà
Beni Abbès, quoi quil en ait pu en dire
par le passé. La compagnie y serait « détestable »
et risquerait de faire perdre son « âme »
au jeune Noir. Mais le transfert ne seffectue
pas. Le jeune Noir se sera conduit moins que
passablement. Il est renvoyé le 2 novembre 1907.
La décision, que lermite prend malgré les
conseils de Guérin, nest pas sans lui
coûter. Pas de servant, pas de messe. À moins dun
miracle, le Noël qui vient sera le premier que
le religieux vivra sans messe depuis 21 ans,
depuis sa conversion. Qui plus est, quand
arrivera la fatale échéance, il naura pas
reçu ni courrier ni visite depuis 2 mois et demi :
« Que la volonté du Bien Aimé se fasse ! »
(77)
Les
dernières lignes que Foucauld consacre à Paul
dans un courrier du 6 mars 1908 adressé à
Guérin entérinent le choix de septembre et au-delà,
pour la première fois, elles esquissent son
portrait moral : « Dans ce milieu, par
respect humain, par orgueil, il se tiendra
toujours loin de Jésus. De plus, lextrême
liberté des murs générales et surtout
des esclaves lui est très mauvaise
Il est
dailleurs uniquement occupé des choses
matérielles et semble ignorer quil a une
âme. » Paul sest détaché de la
personne de son bienfaiteur et sil lui rend
encore quelques services, ils sont menus et
espacés.
La
question essentielle reste celle de sa conversion.
« Il faudrait quil change infiniment
pour chercher à se rapprocher de notre sainte
religion. Si jamais il en exprime le désir ;
ce qui métonnerait » (78). Cet « infiniment »
en dit long ! Non seulement la conversion
est donc sans espoir mais la présence même du
garçon à Tamanrasset fait problème : « Ici,
ajoute-t-il, il serait même mauvais que ce très
triste sujet fût connu, vu comme catholique ou
désirant lêtre. »
Le
sujet est parti. A-t-il été renvoyé comme le
maître le note dans son diaire à la date du 2
novembre 1907 ou a-t-il « demandé à sen
aller » comme Guérin en est informé
ultérieurement ? Foucauld se montre très
rarement indécis dans ses relations avec autrui.
Pourquoi sabandonne-t-il dans le cas de son
servant-serviteur à autant dallers-retours,
de hauts et de bas ? On pourrait le croire
écartelé entre le respect dû à ses principes
religieux et la pratique, entre la nécessité de
la messe et limpossibilité de la dire sans
Paul. Foucauld instrumentaliserait son « petit
nègre » comme Laperrine la
instrumentalisé, pour un bien général et
supérieur. Mais il nest pas assez aveugle
ou cynique pour ne pas voir à quel point le
servant nest pas ce quil devrait
être. Autre chose lui ferme les yeux, quelque
chose quon appellerait laffection et
qui tire de lui les « mon petit » ou
« mon enfant » dont il sème le
courrier le concernant. En mars, il termine la
lettre à Guérin où il vient de relater leur « séparation »
par cette tendre attention : « Paul,
qui arrive au moment où je ferme ma lettre, me
charge de tous ses respects pour vous et tous vos
pères » (79).
Ce toit tranquille.
Pendant
que la trace du « petit nègre » sur
la vie de Foucauld disparaît, de grands
bouleversements se produisent en celle-ci. Le
premier date du 31 janvier 1908, le jour où lermite
apprend que, par une faveur spéciale de Rome, il
est enfin autorisé à célébrer la messe sans
servant ni assistant. Délivré et faisant son
deuil du ou des compagnons attendus, le prêtre
libre de Tamanrasset redéploie la mission quil
sest donnée. À côté et presque à la
place de la congrégation des Petits Frères du
Sacré-Cur de Jésus, il semploie
désormais à fonder une association où
religieux et laïcs uniraient leurs prières pour
« le salut des infidèles de nos colonies ».
Il la baptisera « Union des Frères et Surs
du Sacré-Cur de Jésus » Son
évêque à Viviers en approuve les statuts le 6
mars 1909. Beaucoup moins exigeante, lUnion
renoue le lien physique entre lermite du
bout du monde et sa famille, ses amis, son milieu
métropolitain. Cest pour sa promotion que,
8 ans après lavoir quitté à
jamais pensait-il alors , il reprend pied
sur le sol natal. Deux autres voyages suivront
celui de 1909 pour la même cause apparente. De
séjour en séjour, fr. Charles renonce à son
costume saharien pour lhabit de Père blanc
ou la soutane de Viviers, et reprend son
identité. Il est Charles de Foucauld, le vicomte,
lexplorateur, lofficier, le moine, le
Saharien durant ces 19 jours, 27 jours et 4 mois
en France. Nombre de photographies montrent la
métamorphose.
Revenu
au Sahara quil a jalonné de ses « ermitages »,
à Beni Abbès, In-Salah, Tamanrasset, linfatigable
voyageur sengloutit dans ses travaux
linguistiques. Il les mène officiellement pour
le compte du commandement militaire. La
séparation récente de lÉtat davec
lÉglise oblige les religieux à des
précautions inhabituelles. Ces mesures excitent
Foucauld. Il croit revivre sans exagération « le
temps des catacombes ». Lincognito
lui sied. Il semble prendre plaisir à maquiller
ou crypter les informations quil échange.
Il conseille même à sa hiérarchie denvoyer
comme missionnaires des religieux déguisés en
ouvriers pour mieux déjouer la surveillance des
autorités.
Il
se cherche maintenant un perchoir afin dobserver
plus facilement le cur du désert. Sur les
indications laissées par Motylinski, lermite
de Tamanrasset explore lAtakor et découvre
émerveillé lAsekrem. Il y fait construire
avec difficulté et les aides habituelles, à
quelque 2000 mètres daltitude, sa « résidence
dété », son « ermitage de
montagne » selon ses expressions. Le choix
de lAsekrem nobéit pas à un souci
purement technique ou tactique. La beauté des
lieux a saisi celui qui prétendait au début de
son « pèlerinage » se refuser aux
joies terrestres. Lémotion esthétique, quil
a déjà ressentie à Beni Abbès au spectacle du
désert, joue un rôle certain. Avec elle
est-ce osé de limaginer ? doit
remonter à la mémoire du marcheur au bord de lextase,
le souvenir de ses chers disparus sahariens :
Duveyrier, Morès, Motylinski
quil
invoque souvent dans sa correspondance, lun
suicidé, lautre assassiné, le dernier
enlevé par le typhus. À ces morts sajoutent
maintenant celles de labbé Huvelin et du
père Guérin, ses directeurs, ses confidents.
Puis viennent la guerre et son hécatombe.
La mort de Charles
de Foucauld.
Lorsquelle
va le prendre brutalement, lermite ne la
désire plus ; il prend le soin de le
notifier à sa cousine le 20 juillet 1914. Si la
camarde lui apparaît, ce nest plus quà
lhorizon de la vieillesse. « Lâge
avance pour moi, admet-il, et jai hâte de
faire ce qui est possible et me serait utile de
peur que plus tard il ne soit plus temps. »
(80) Ce possible est identifié : il sagit
de lUnion à laquelle 49 chrétiens ont
adhéré et de son uvre scientifique. Quil
rejette le terme et sen défausse sur feu-Motylinski
ne change pas la réalité : il a, comme lécrira
Gautier, « le feu sacré ». Quant à
luvre religieuse, il a prévu de
retourner en France dès que la guerre sera
gagnée, pour 6 mois calcule-t-il en décembre
1914, pour un an à un an et demi en février
1915
Ses
plans se briseront. Le 1er décembre
1916, Foucauld est abattu par le benjamin dun
groupe de rebelles en opération. Les
circonstances de ce drame ont fait longtemps
débat. Antoine Chatelard les éclaire à la
lumière dune masse de documents pour
beaucoup inédits et de son analyse critique.
Bavure ou non, ce meurtre ne survient quen
un temps de guerre où la victime a non seulement
pris fait et cause pour un belligérant mais la
aidé activement en le renseignant, en le
conseillant et en lassistant. Cette guerre,
européenne pour les uns, était devenue une
guerre de libération pour dautres et un
djihad.
En
lespèce, le Petit Frère de Tamanrasset a
de nouveau enfreint ses engagements religieux.
Quand il devait se tenir à lécart du
monde, il prend parti, lit les journaux,
surveille lopinion et les mouvements de la
population, informe létat-major, stocke
des armes chez lui, voue au peloton dexécution
les chefs de la dissidence antifrançaise
Sestimant « mobilisé sur place »
comme il lécrit à Laperrine le 1er
juillet 1916, lermite croit faire à sa
manière « une guerre juste », « une
vraie croisade » contre les « Barbares »,
les « Turco-Boches », les
senoussistes, les « fellagas » (les
coupeurs de route). Jésus en aurait-il fait
autant ? Foucauld ne se pose plus la
question dautrefois. Il se lance sans
hésitation. En témoigne la transformation de
son ermitage de Tamanrasset en fortin digne des
kraks des chevaliers croisés un symbole
patent : le moine solitaire a remplacé sa
clôture informelle par un épais rempart.
De
la construction de cet imposant bâtiment, Paul a
été la cheville ouvrière. Depuis février 1913,
son nom réapparaît dans le diaire sous forme de
laconiques : « Vu Paul ». Le 5
mars 1914, il a épousé Tablalt, une esclave
originaire dAoulef. Le couple habite une
hutte à 400 m du fortin. Paul est, le jour,
auprès de Foucauld pour lui préparer les repas
et exécuter toutes sortes de travaux ; le
soir, il rentre à la maison. Cest lui qui,
aidé de sa belle-mère et de 4 autres femmes du
village, a bâti le fortin sous les ordres de son
employeur qui le rétribue en nature. Celui-ci nen
dit maintenant que du bien : quoique « resté
très expansif », lancien esclave « est
devenu excellent ouvrier ; on se larrache
comme jardinier, et il est maître maçon
incontesté de Tamanrasset », senthousiasme-t-il
devant Laperrine (81).
Entre
le Blanc prématurément usé et le Noir de 30
ans, la relation a évolué. Il nest plus
question de conversion. Foucauld en a pris son
parti : Paul sera musulman, comme tout le
monde autour de lui. Si cet état de choses
devait changer, ce ne serait pas avant un siècle,
des siècles : « cest affaire de
très longue haleine ». Mais le
catéchumène manqué force aujourd'hui le
respect. Libéré des attentes de son ancien
maître, il sest fait sa propre vie, quil
gagne honnêtement, et a fondé un foyer. La
confiance quil inspire est telle que lermite
lui remet le courrier secret destiné au
commandant du fort voisin. Il le transporte
caché dans un gros bâton creux. Et laffection
est restée. Pour Foucauld, Paul est un peu comme
un fils. Aux visiteurs, ne présente-t-il pas son
épouse comme sa « belle-fille » ?
(82)
Ce
lien privilégié est su de tous. Rien détonnant
à ce que les agresseurs déboulant à
Tamanrasset soient venus à la nuit tombée se
saisir du couple pour le neutraliser et
éventuellement lutiliser contre lermite
claquemuré. Mais quand ils sont conduits jusquà
la porte du fortin, loccupant a déjà
été pris par ruse. Paul et Tablalt assistent en
silence à son exécution et ne doivent leur
salut quà lintercession du chef du
village. Le meurtre a été commis dans la
confusion créée par lirruption imprévue
de deux méharistes dont la présence ne sexplique
pas complètement. La mort avait-elle été
programmée ? Les villageois auraient-ils pu
lempêcher ? Il est un fait que « au
point de vue général on peut dire quau
moment de lassassinat du Père de Foucauld
la totalité des curs Hoggars était
acquise à la cause de nos ennemis. » (83)
Ce
peuple que lermite a scruté durant des
années, pour lequel il sest dévoué, na
fait aucune différence entre le religieux et lennemi
dont il voulait se libérer. Cest léchec
final, maximal, de Foucauld que davoir ni
su ni voulu se distinguer du colonisateur et davoir
soutenu une violence qui, déguisée en « croisade »,
navait rien de sainte.
Si tel est lécrit,
comment donc est lauteur ?
Les
circonstances du crime sont sujettes à caution
et, à défaut de boîte noire ou denregistrement
de vidéosurveillance, elles le demeureront
indéfiniment. Ce flou autorise les biographes à
faire mourir le Foucauld de leur choix.
Il
est possible que sa dernière parole connue, cri
ou plainte voulant dire : « On
tue le marabout », ait été un
appel au secours. Elle peut valoir aussi bien
comme une conclusion, comme la résolution dune
question longuement débattue de lintérieur,
comme lévidence dénouant langoisse
dune vie entière. Je parlais en liminaire
du rôle du déguisement chez Foucauld et donnais
des exemples. Mais le corps est peut-être le
meilleur des déguisements : la première
fois que le Bienheureux sest entendu
appeler « Père de Foucauld », cest
à St-Cyr, à cause de son embonpoint !
Cet
usage du travestissement, de laccoutrement,
de la signature, cette quête de sainteté et de
surnaturel, prenons-les comme les signes dun
problème dincarnation un problème
que Foucauld a vécu jusquau paroxysme, de
la jouissance à la souffrance. Son rapport à
Paul lillustre. Il nest pas le seul.
Chaque fois quune personne sest
trouvée là pour le ramener à la réalité, qui
est chair, qui est matière, qui est embuche,
chaque fois quil sest cru nu devant
quelquun, chaque fois quun partenaire
nest pas rentré dans son jeu, il sest
cabré. Plongé de manière prolongée au contact
physique, intime avec cet « autre »
par la confession, la classe sociale, la
« race »
dont il sest
trouvé dépendre complètement, lorage na
pas tardé à éclater.
Avec
le rabbin Mardochée, son guide et « compagnon »
de la reconnaissance au Maroc, il se montre dune
cruauté sans égale non seulement dans les mots,
pour stigmatiser sa prétendue paresse et
poltronnerie et moquer son corps, mais encore
dans les gestes, allant jusquà jouer du
bâton pour le faire avancer. Avec Michel, son « compagnon »
breton jugé au départ de Maison-Carrée « très
doux, tranquille, bien bon », il en arrive
aux mêmes excès, incriminant sa faiblesse de
corps et desprit. Avec Ba Hammou, son « compagnon »
en touareg, le meilleur informateur quil
ait eu de son propre aveu, la charge explose là
aussi à retardement. Enfermé avec lui dans lhuis-clos
de lAsekrem, il finit par prendre en
horreur cet Arabe « flemmard comme une
couleuvre » et exagérément gourmand.
Voilà trois hommes dune différence que lexplorateur,
le Petit Frère ou le linguiste na pas
admise et qui, auxiliaires indispensables, lui
ont résisté et en quelque sorte, démasqué.
Avec Paul seul la rupture na pas été
radicale.
Que
devient le « serviteur » sans son « maître » ?
Après être passé dinterrogatoire en
interrogatoire, pour le compte de lautorité
militaire, de Bazin, du Vatican, sans jamais
dissiper tous les doutes sur sa fiabilité, sa
fidélité voire sa responsabilité dans le
meurtre, il sera le guide des pèlerins venus de
plus en plus nombreux au Sahara sur les traces de
Charles de Foucauld. Malgré sa négritude, lÉglise
la reconnu au-dessus de la moyenne de ces
« pauvres êtres bien abêtis et bien
inférieurs » que sont dans lensemble,
à son aune de lépoque, les Noirs. Il
est pour le R.P. Joyeux, alors vice-postulateur
de la cause de la Béatification venu linterroger,
« sans conteste le plus intelligent et le
plus ouvert » (84). Le racisme refluant
lentement, les jugements sembellissent, les
généralisations se retiennent. Fin 1960, LAppel
du Hoggar réserve à cet homme de 60 ans « resté
très enfant » des lignes condescendantes :
« Paul, à 15 ans, avait déjà une
physionomie particulièrement contractée,
souffreteuse, inquiète, fermée ; aujourd'hui
[...] il sest épanoui. En général, il
est joyeux. Pauvre esclave, fils desclave,
il appartenait à une catégorie dhommes
souvent peu doués sur le plan intelligence et
volonté, habitués à être rebutés,
considérés comme bons à rien, menés par la
force et devenus par le fait même, surtout
préoccupés de satisfaire leurs instincts. »
(85)
Georges
Gorrée, en annonçant dans cette revue même où
jécris à près dun demi-siècle de
distance, la mort du « compagnon du Père
de Foucauld », survenue le 16 mars 1969
suite à une grippe, a les mots doux qui lui
manquaient au début de son ministère. Mais en
une quinzaine de rencontres, lopinion du
disciple de Foucauld sest transformée. Il
écrit : « Paul était devenu « lancien »
de Tamanrasset, respecté et aimé de tous,
jeunes et adultes. [...] tous ceux qui lont
approché gardent le souvenir de sa gentillesse
et de son beau sourire ».
Après
avoir quitté Tamanrasset en 1921, le compagnon-serviteur
du Bienheureux y était revenu avec sa femme en
1929 et sétait installé dans une maison
construite par ses soins. Il avait trouvé au
fort Laperrine un emploi de maçon. Le couple ne
quittera plus le village. Il y élèvera ses 8
enfants, gagnant une notabilité quil ne
devra quà ses talents et ses vertus. Paul
y est connu sous le nom de Embarek Marabou.
Son
histoire se termine, brodée à partir de trop
peu déléments sur un tissu trop
exclusivement français. Comment, à un siècle
de distance, espérer ravauder les manques et une
fois bien recousue, que déguisera-t-elle encore,
cette histoire ? Rebondissant sur le
questionnement initial, il sera temps de se
demander : Mais si tel est lécrit,
comment donc est lauteur ? Entendez « auteur »
au sens le plus large.
Jean-Louis
Marçot
0
CHATELARD, 2000, 176, 219, 253, 317
1
CCF 44, 4e tr. 1956, 140
2
CCF 42, 3e tr. 1956, 262
3
AH 41, décembre 1960
4
LEHURAUX, 1944, 176
5
PERRON, 1982, 352, 366, 384, 513
6
FOUCAULD, 1958, 383 (Diaire de 1909)
7
FOUCAULD, 1966, 47 (à M. de Bondy, avril 1893)
8
FOUCAULD, 1991, 313 (le secrétaire de labbé
général des Cisterciens, Rome, 17 mai 1903)
9
FOUCAULD, 1975, 103 (Résolution de 1902)
10
CCF 8, 1 tr. 1948, 147-148 (Laperrine, Revue
de Cavalerie, octobre 1913
11
CHATELARD, 2002, 111
12
CCF 30, 2e tr. 1953, 63
13
CCF 34, 2e tr. 1954, 60-61
14
CHATELARD, 1995, 172
15
CHATELARD, 2002, 281
16
FOUCAULD, 1991, 323 (Rome protocollo 56862 « P.
Carlo di Jesù anacoreta »)
17
CCF 22, 2e tr. 1951, 29
18
FOUCAULD, 1975, 97 (Résolution de 1902)
19
FOUCAULD, 1991, 326 (d. Martin à d. Sébastien,
22 décembre 2003)
20
GORRÉE, 1953, 128 (Rapport du chef dannexe,
24 janvier 1902)
21
FOUCAULD, 1991, 311 (à d. Martin, 25 janvier
1903)
22
FOUCAULD, 1991, 238 (23 juin 1901)
23
FOUCAULD, 1998, 25 (à Livinhac, 15 juillet 1901)
24
FOUCAULD, 1966, 92 (à M. de Bondy, 8 décembre
1901)
25
FOUCAULD, 1998, 60 (à Guérin, 19 janvier 1902)
26
DUVEYRIER, 1864, 334
27
FOUCAULD, 1991, 158 (d. Louis à d. Martin, 13
avril 1897)
28
FOUCAULD, 1998, 99 (à Guérin, 28 juin 1902)
29
FOUCAULD, 1998, 67 (à Guérin, 4 février 1902)
30
FOUCAULD, 1998, 62 (à Guérin, 19 janvier 1902)
31
FOUCAULD, 1991, 255 (à d Martin, 2 octobre 1901)
32
FOUCAULD, 1998, 65 (à Guérin, 4 février 1902)
33
FOUCAULD, 1998, 122-130 (à Guérin, 30 septembre
1902)
34
FOUCAULD, 1991, 311-312 (à d martin, 25 janvier
1903)
35
FOUCAULD, 1991, 130 (à Guérin, 30 septembre
1902)
36
FOUCAULD, 1991, 319 (Guérin, 28 août 1903)
37
FOUCAULD, 1991, 277 (d. Martin, 11 février 1902)
38
FOUCAULD, 1991, 283 (d. Martin 25 février 1902)
39
BACF 15, septembre 1929
40
FOUCAULD, 1966, 111 (à M. de Bondy, 2 mars 1903)
41
FOUCAULD, 1998, 195 (à Guérin, 24 juin 1903)
42
FOUCAULD, 1998, 59 (19 janvier 1902)
43
FOUCAULD, 1998, 156 (à Guérin, 27 février 1903)
44
FOUCAULD, 1993, 25 (8 juin 1904)
45
FOUCAULD, 1975, 188 (Examen des 3 années 1902-3-4)
46
CHATELARD, 2002, 165
47
DUVEYRIER, 1864, 414
48
FOUCAULD, 1941, 87 (à Regnault, 14 juin 1904)
49
FOUCAULD, 1938, 154
50
FOUCAULD, 1998, 198 (à Guérin, 30 juin 1903)
51
FOUCAULD, 1975, 267 (Retraite dIn Salah
1905)
52
FOUCAULD, 1991, 320
53
FOUCAULD, 1998, 242 (16 décembre 1903)
54
FOUCAULD, 1966, 134 (à M. de Bondy, 21 mars 1905)
55
CCF 3-4, 1er tr. 1947, 38
56
GAUTIER, 1920, 141
57
LEHURAUX, 1944, 82
58
LEHURAUX, 1944, 93-94
59
FOUCAULD, 1986, 48
60
CHATELARD, 2002, 233
61
FOUCAULD, 1966, 143 (à M. de Bondy, 26 août
1905)
62
FOUCAULD, 1993(M), 62 (à Massignon, 15 août
1909)
63
FOUCAULD, 1986, 130 (8 juin 1904)
64
FOUCAULD, 1998, 319 (à Guérin 20 février 1905)
65
GAUTIER, 1920, 141
66 FOUCAULD, 1957, 243 (26
octobre 1905)
67 FOUCAULD(M), 1993, 62 (15
août 1909)
68 FOUCAULD, 1966, 134 (à M.
de Bondy, 18 février 1905)
69 FOUCAULD, 1975, 266 (Retraite
de 1905)
70 FOUCAULD, 1975, 212 (Retraite
de 1907)
71 FOUCAULD(M), 1993, 63 (15
août 1909)
72 FOUCAULD, 1958, 326 (Nazareth,
note du 6 juillet 1897)
73 FOUCAULD, 1957, 261 (15
juillet 1906)
74 FOUCAULD, 1957, 270 (17
septembre 1907)
75 GORRÉE, 1953, 200 (Lt
Cortier, 4 avril 1907)
76 FOUCAULD, 1998, 526 (à
Guérin, 2 juillet 1907)
77 FOUCAULD, 1966, 164 (à M.
de Bondy, 25 décembre 1907)
78 FOUCAULD, 1998, 581 (à
Guérin, 15 janvier 1908)
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82 AH 40, septembre 1960
83 CHATELARD, 2000, 225 (Rapport
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84 BACF 16-17, 3e
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