UNE  

 

Quatrième semaine de janvier

Par exemple : Le droit de révision en histoire ne peut avoir d'autre contrepartie que le devoir de vérité. En d'autres termes, toute tentative de révision - même si elle porte sur les épisodes les plus cruels, est légitime du moment qu'elle est sincère - c'est-à-dire motivée par un désir de vérité et appuyée sur des faits ou des indices avérés. Seule une loi intérieure élève un barrage assez efficace. Extérieure, la loi  fonderait un dogme, ou une doctrine d'Etat dangereuse.

Troisième semaine de janvier

NEZ LONG ET MEMOIRE COURTE - La commémoration est-elle devenue une manie purement française ou est-elle commune à toutes les nations vieillissantes, qui ont trop de souvenirs et de plus

 en plus de mal à les retenir ? Il n’est plus guère possible de parler d’un grand personnage en dehors de l’anniversaire de sa naissance ou de sa mort, les centièmes sont les plus prisés. Les événements sont eux aussi célébrés. Presse, édition, radio et télévision, associations, à l’heure H, au jour J, à l’an A, déversent dans les yeux et les oreilles du public docile numéros spéciaux, dossiers et séries qui rivalisent d’exhaustivité et d’invention, en attendant les prochains raouts qu’elles sont en train d'ourdir fébrilement. On commémore en fanfare les chers disparus enseignés à l’école, et dans une intimité plus stricte, les " petits saints ". Un rendez-vous au pied d’une statue, au chevet d’une tombe suffit à quelques initiés.

 

La commémoration est-elle un procédé mnémotechnique de masse visant à inculquer les dates importantes au plus grand nombre, à le synchroniser ? Une façon de vivre l’histoire au rabais ? 
Les Français cherchent-ils dans le passé ce que le présent ne peut plus leur donner, de même qu’ils vont dans les vide-grenier satisfaire leur envie dévorante de consommer avec un pouvoir d’achat réduit ?
La manie de la commémoration répond-t-elle à l’extraordinaire vitesse à laquelle s’évaporent les événements qui défraient la chronique d’un jour ? Ou s’en ressent-elle ? Devrait-on penser que les idéologues aujourd'hui se comportent avec l’histoire comme ils traitent l’actualité, à l’affût du " coup ", du spectaculaire et toujours au détriment du sens ? Je n’ai que les questions.

 

En ce moment, on commémore le 10e anniversaire de la mort de Mitterrand. Arte lui consacrait une émission intelligemment réalisée par Moati. Des témoins d’opinions différentes donnaient leur éclairage. Le spectateur était libre de faire la moyenne. Il apprenait que dès novembre 1981, l’ancien président de la République française se savait atteint d’un cancer en cours de généralisation, et que dès lors, négligeant son œuvre, il s’était servi de son mandat pour défier la mort. Il avait fait de l’histoire de France son affaire personnelle depuis bien longtemps déjà. Déchargé de tous les petits soucis quotidiens comme porter sa serviette, payer son taxi, réserver une table au restaurant... révèle Duhamel, il s’était installé sans le moindre scrupule dans le rôle du monarque. Ses proches l’attestent, parfois à leur corps défendant. Il faut une force intérieure d’une rare qualité pour embrasser un tel destin, qui s’est fait à gauche, qui aurait pu aussi bien s’accomplir à droite. Mitterrand a des émules de tout bord.

 

Personne n’a contesté le don du président décédé pour le mensonge. Il s’est montré moins habile dans le secret. Trop de faits ont été révélés. Il a été trahi. Les amis se taisaient ; le médecin, le journaliste ont parlé. Jacques Attali, le porteur de serviette, s’épanche sur vingt-cinq d’amitié. Il n’avoue qu’une déception : que Mitterrand lui ait caché son passé vichyste. Est-il sérieux ? Quand se négociait le Programme commun, combien d’articles de la presse engagée ont rappelé sa francisque, sa jeunesse d’extrême droite et ses fidélités suspectes ? En 1978, c’étaient des faits connus de toute la classe politique. Aucun militant n’ignorait davantage son acharnement colonialiste en Algérie. Il traînait à sa suite  des montagnes de casseroles! Même un sourd ne pouvait pas ne pas les entendre. Quant à la force du personnage, elle n’était rien moins que tranquille, fondée sur l’intrigue, le déni, le chantage, la ruse … qu’on se souvienne du faux attentat de l’Observatoire !

 

Alors qu’est-ce qui distinguait le premier président de gauche de la Ve république ? Que reste-t-il de cet homme peut-être pire que les autres mais extraordinaire par son ambition et sa confiance en soi. Jacques Attali répond : nul autre que lui n’a su atteindre le sommet sans jamais renier un seul de ses pas – l’homme se confond avec son cheminement. Et le faux-pas pétainiste, l’a-t-il assumé ? Attali oublie ce qu'il vient de dire à la minute. Badinter quant à lui répond : nous lui devons l’abolition de la peine de mort. La belle âme ! Et c’est, à contre-courant de l’opinion publique dominante, pour avoir fait passé sa conviction avant son intérêt électoral immédiat, qu’il aurait été élu en mai 1981.

Le slogan des socialistes d’alors était : nous n’avons pas la mémoire courte. Quelle ironie ! En 1986, Jean-Luc Einaudi livrait son enquête sur l’affaire Fernand Iveton. Algérien d’origine européenne engagé aux côtés du FLN dans ladite bataille d’Alger, il avait été pris alors qu’il renonçait à commettre un attentat. Torturé à l’insu du préfet de police, qui, ancien résistant, démissionna en l’apprenant, il fut condamné à mort sans avoir tué ni blessé personne. Sa grâce ne dépendait que du président Coty, et Coty de son Garde des Sceaux, François Mitterrand. Mais Mitterrand voulait " un exemple " : Iveton fut guillotiné le 11 février 1957.

Lorsque Einaudi au cours de son enquête tenta de connaître la position "avec le recul du temps" de l’ancien ministre de la Justice, il se heurta au silence le plus compact. Humaniste de parade, Mitterrand avait moins de conviction qu’un sens aigu de l’opportunité…
Einaudi est cet historien chevronné à l'origine de l'élucidation du massacre du 17 octobre 1961, à Paris, sous le préfet Papon. Depuis, le sinistre événement se commémore, de même que le massacre de Sétif, le 8 mai 1945, et bien d'autres rappels et révélations qui ont permis à un nombreux public de réévaluer le bilan de la présence française outre-mer... 

 

Détournons-nous des mémoires, courtes ou non, du flip-flop des cérémonies mémorielles, et faisons de l’histoire, faisons l’histoire ! Une mémoire est conditionnée par le point de vue, l’implication et l’intérêt de celui qui la porte. Plusieurs mémoires additionnées ne font pas l’histoire. L’histoire n’a pas de point de vue et ne sert qu’un intérêt, celui de la vérité.

 

Deuxième semaine de janvier

CLEANNous sommes parvenus à un haut degré de rationalisation de notre quotidien. La science et la technique irriguent notre existence. Peu d’aspects lui échappent. La route nous en donne l’exemple le plus spectaculaire. Le temps est loin où les Français s’insurgeaient contre l’obligation du port de la ceinture de sécurité qu’ils estimaient relever d’un abus de pouvoir. Ce ne sont pas seulement les contrôles et les amendes qui ont eu raison de leur résistance, ou de celle des motards contre le port obligatoire du casque. Les statistiques ont prouvé l’efficacité de ces mesures pour la santé publique. La limitation de vitesse, la prohibition de l’alcool au volant, ont fait également leurs preuves. Si le raisonnement et la propagande ne suffisent pas, le gendarme et le radar prennent le relais. Le ministère peut s’enorgueillir d’un taux de mortalité routière diminué de moitié en une décennie.

Que pouvons-nous en déduire : d’abord que ces progrès se sont accompagnés d’un accroissement du contrôle et de la contrainte dans des domaines où les rapports à la chose publique ne sont qu’indirects (en ne bouclant pas ma ceinture dans la voiture, je ne crée aucun danger pour autrui, ni aucun trouble à l’ordre public). Or on peut se demander si les frustrations générées ne sont pas plus graves et plus coûteuses.

Ensuite on a du mal à comprendre comment les mêmes peuvent d’un côté nous imposer cette rationalisation au nom de la santé publique et de l’autre laisser par exemple l’industrie utiliser l’amiante dont toutes les expertises depuis 30 ans confirment l’extrême nocivité. La raison est une et universelle – ce qui vaut pour ceci, vaut pour cela ; ce qui vaut pour celui-ci, vaut pour celui-là.

Et si la santé publique est bien l’objectif des pouvoirs publics, pourquoi lui portent-ils d’aussi graves atteintes en malmenant les professions et les structures qui l’ont en charge ?

Enfin, cette rationalisation censée reposer sur un respect de plus en plus grand de la vie humaine, est-elle compatible avec l’exclusion dont sont victimes des pans entiers de la population.

 

Nous le savons, nos comportements sont sous haute surveillance, et jusqu’à nos paroles. Des caméras de plus en plus paranoïaques traquent nos faits et gestes. En Angleterre en 2007, il y en aura une pour deux habitants. Mais la plus étroite surveillance est encore celle que nous exerçons sur nous-mêmes : surveiller sa ligne, surveiller sa tension, surveiller son taux de cholestérol, surveiller son alimentation, surveiller ses seins, surveiller sa mémoire, surveiller son audimat… vivre en permanence dans le contrôle et la peur, c’est le nouveau style.

Je viens d’entendre à la radio un message publicitaire - c’est lui qui m’a inspiré ces réflexions. Il engage les adultes à se laver les mains avant d’empoigner un bébé par crainte de lui transmettre le germe de la bronchiolite. Le ministère public n’ose pas nous conseiller de nous laver la bouche avant de l’embrasser, voire de renoncer aux baisers. Ce serait pourtant logique. Demain, pour conjurer l’essor de la grippe, il nous sera demandé de nous laver les mains avant de serrer celles de nos voisins, collègues et amis. Bien sûr, il ne sera plus question de les embrasser. Le port du masque sera peut-être obligatoire, du moins pour les gens qui postillonnent.

Il y a 25 ans, l’infirmière de la maternité avait voulu me faire endosser une blouse avant que je prenne mon fils nouveau-né dans mes bras – une blouse qui avait traîné derrière la porte de la chambre. Mon refus avait fait scandale.

Comment faire ? L’amour n’est pas rationnel ! Certes le mal est naturel, comme son contraire. Mais y gagnerions-nous à troquer la tyrannie de la nature contre celle de la raison ? Je ne sais pas ce qu’il y a derrière la nature, mais derrière la raison je vois des juges, des policiers, des ministres qui à l’occasion dérapent.

 

Première semaine de janvier

UN BON SAUVAGE - Pourquoi ai-je signé l’appel des Indigènes de la République, et tardivement, sachant la polémique qu’il a suscitée ? Pourquoi ai-je apposé ma signature au bas d’un texte que je n’aurais pas écrit de cette manière, refusant entre autres un terme comme " gangrène " digne des pires ayatollahs pour qualifier " l’offensive réactionnaire " qui s’avance masquée ? Parce que, premièrement je me sens un indigène dans la République ; deuxièmement, je crois opportun de réunir des assises de l’anticolonialisme.

Si je reste convaincu que c’est la question sociale qui domine les rapports sociaux en France aujourd’hui, je n’oublie pas que l’Algérie a été dès l’origine présentée comme la solution à cette question. Soulager la métropole de ses chômeurs en les envoyant guerroyer ou coloniser outre-mer, dévier les turbulences et les rêves, redonner des motifs d'espérer et d'entreprendre à une élite fatiguée, offrir des débouchés à l'industrie nationale, tels sont les principaux arguments avancés par les " colonistes " de gauche pour justifier, dès 1831, la colonisation de l’Afrique. Entre question sociale et question coloniale, un lien fort et proprement français s’est noué sous la Révolution (échapper grâce aux colonies à l’encerclement économique et stratégique), avec la conquête d’Alger, puis avec le recours à l’immigration. La République, de la première à la dernière, a institutionnalisé ce lien, qui lui est en somme consubstantiel.

Je ne suis pas un immigré, bien que mes ascendances soient à moitié étrangères. Mais je pense avoir été victime de la discrimination dont les personnes issues des colonies et de l’immigration souffrent – une discrimination marquée par cet accent pied-noir si méprisé, ce sabir, aveu du mélange des sangs et des cultures dont j’ai mis quelques années à me débarrasser. La France m’a fait honte de mes origines. Je me suis senti jusqu’à l’âge adulte un " sous-Français " et encore aujourd’hui, je ne me reconnais pas comme un enfant légitime de la République. Je suis resté assez " sauvage ".

Quant à rassembler nos forces pour régler son compte au colonialisme et ses masques, oui, je crois qu’il en est temps, en cherchant à associer la recherche et la rue. De grands progrès ont été accomplis de part et d’autre (la réaction de l’article 4 de la loi du 23 février 2005 " portant reconnaissance de la nation en faveur des Français rapatriés " et instituant l’enseignement du " rôle positif de la présence française outre-mer " en est la preuve). Qu’enfin nous puissions vivre entre égaux.

 

CHRONIQUES DE DECEMBRE 2005