4ème semaine de septembre

AUTOMNE - La vieillesse est un atterrissage. Plus ou moins long, plus ou moins douloureux, il se termine invariablement par une désintégration, une complète dématérialisation de soi. 

J’entends par là que l’âge me rapproche inexorablement de la terre, non seulement il me rapetisse, me plie, me courbe, me voûte, mais aussi il enlève mes illusions une à une, par exemple l’illusion d’être immortel ; il m’effeuille, m’ébranche, m’élague : je suis converti à la réalité.

Si ce n’était que des cheveux en moins et des poils en plus, dans le nez, dans les oreilles, les lèvres qui se pincent, la chair qui s’avachit, se tache, se fripe, la fécondité qui diminue, les douleurs qui s’installent, la mémoire qui flanche, si ce n’était que cette évolution de la matière, les marques de cette terrestre usure, l’épreuve, bien connue, n’aurait rien d’insurmontable. Le vieillissement est une maladie dont on ne guérit pas, une infirmité graduelle. Il en existe de bien plus graves auxquelles les victimes s’accommodent.

Le pire est d’assister impuissant au rétrécissement des possibles. De plus en plus de gens meurent autour de soi. Il ne m’est plus possible d’embrasser Cécile, Liliane ou Sylvie ; il me sera impossible de voir la paix triompher dans le monde ; impossible d’écrire, de peindre tout ce que j’ai en chantier ; je ne parlerai jamais couramment l’arabe, je ne visiterai pas tous les pays du monde, je ne pourrai pas jouer du piano à la perfection… Vieillir, c’est réduire. L’interdit frappe sans rémission les rêves, puis les désirs, puis les intentions.

Il faut faire avec. A peine nés, nous l’apprenons : faire avec son corps, avec ses parents, avec la planète. Mais l’expérience ne rend pas plus souple. A tort, je me suis mieux préparé à mourir qu’à vieillir.

Je tiens dans mes bras Sidney venu au monde lundi dernier. Il dort profondément, angéliquement. Son visage se plisse ; ses cils battent, il soupire, il porte la main à sa bouche. Il rêve. Nos voix le réveillent. L’enfant est en train de se charger de possibles, je l’observe, je le perçois de proche en proche. C’est une émotion qui m’envahit. C’est une sensation qui transcende le temps. Sidney prend le relais. J’ai bercé sa mère, un quart de siècle plus tôt.

Je me souviens de ce que je disais alors à mon père pour le consoler d’un vieillissement qu’il supportait mal. D’abord je tentais de minimiser ses effets, jusqu’à les nier d’une mauvaise foi dont il n’était pas dupe. Ensuite, philosophe, je lui montrais que nous naissions tous infirmes de quelque chose que nous devions la vie durant compenser – des yeux bleus, un sexe trop court, un strabisme, une trop grande ou trop petite taille, la faiblesse, la timidité … La vieillesse ne faisait qu’ajouter des frustrations sans créer de rupture. Il y avait moyen de la tourner, voire d’en tirer avantage. S’adapter au lieu de résister vainement, plier au lieu de casser, je lui rappelais la fable du chêne et du roseau qu’il aimait réciter pour l’édification de ses enfants. Il avait oublié les paroles. Moi aussi aujourd’hui. A tous mes arguments, mon père répondait par une moue plus éloquente que mes discours.

Je pense à lui, dissout dans le néant depuis sept ans. Je pense à Sidney qui en sort à l’instant. Levant les yeux de mon ignorance, par la fenêtre, je vois les feuilles du marronnier atterrir dans la cour…

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