4e semaine d’août

LE CAS LE BRUCHEC - La télé me fournit un nouveau sujet de réflexion. Je suis loin de passer devant l'écran domestique les 3,5 heures qu'en moyenne un Français lui sacrifie par jour. Mais, je l'avoue, avec le journal et la conversation des collègues, la télé irrigue ma vision du monde. Elle me donne à voir et à entendre alors que mon quotidien - Le Monde - ne parle qu'à mon imagination.

 

Et justement, c'est un problème, le premier que j'aborde. Hier soir, sur la 3, très tard, j'ai suivi une émission que je ne connaissais pas : Strip-tease : un portrait à vif, à nu, d'un petit patron en confection. Dans Ressources Humaines par exemple, la fiction semblait si vraie qu'on la croyait réelle. Là, les rôles et les situations paraissent si outrés, qu'on les croit joués. Je me demande toujours ce qui fait la réalité : un ensemble d'effets qu'il est possible de reconstituer par un savant dosage, à coup de cadrage et de montage ? Et encore: le réel est-il nécessairement vrai ?

 

Dans la réalité-monde, nous savons qu'existent des choses et se produisent des faits trop éloignés pour que nous puissions les vérifier. Nous nous en remettons à des intermédiaires, nous déléguons ce pouvoir de vérification. Il repose sur la confiance. Mais un cas décrit avec toute la précision et la véracité requises, s'il est exceptionnel, ne fait pas la réalité. Comment déterminer si " le cas Le Bruchec " de Strip-tease est réel ? C'est alors qu'on interroge son sens intime, un juriste dirait "l'intime conviction". Le mien me dit que ce cas n'est que " trop vrai ", hélas !

 

M. Le Bruchec est directeur de l'atelier de confection Maryflo dans le Morbihan. Fort du soutien de sa patronne, il mène la guerre à la soixantaine d'ouvrières qu'il a sous son commandement. Pour augmenter leur productivité et améliorer la qualité de leur travail, il ne recule devant aucun procédé : intimidation, insulte, mouchardage, chantage à l'emploi et au salaire; il ne manque plus que le fouet. La caméra enregistre à mesure. Lasses de ce harcèlement, les ouvrières se mettent en grève pour obtenir le départ du directeur. La patronne ne veut pas céder. Quand elle s'y résout, l'usine a perdu ses clients et doit fermer: les ouvrières ont eu gain de cause mais se retrouvent, comme elles en avaient été menacées, sur le carreau - la dignité en plus, l’emploi en moins ! Quant à Le Bruchec, avec ses indemnités de licenciement suppose-t-on, il a ouvert un atelier en Tunisie où patron, débarrassé des syndicats et de la législation du travail, il peut harceler sans frein celles qu'il appelle ses " souris ".

 

Le sentiment qui reflue le premier après l'ingestion de telles images, je ne sais pas le nommer exactement. Il tient dans le soupire qui s'échappe. "Ah ! ce qu'on est bien chez soi ! ", ai-j e envie de murmurer, appuyé au simple constat qu'il y a bien pire ailleurs ! Mais il y a mieux assurément. Je venais de voir Peindre ou faire l'amour au cinéma du quartier. Ici, au milieu des charmes d'une nature puissante et d'une humanité raffinée, on se la coule douce. Là, on trime, on souffre, on pleure, on lutte. Jouissance et contemplation, action et martyre. Le téléspectateur, ballotté entre ces deux pôles, n'hésite plus, il reste assis.

 

Il a tort. Les Bruchec courent les rues et demain, ils viendront frapper à la porte avec fracas - "Debout là-dedans !" Ce sont des loups ! Ils professent un individualisme extrême et l'égoïsme le plus osé, et pourtant ils se serrent les coudes. Ce numéro de Strip-tease le montre : l'entourage du héros de cette triste histoire, ce mangeur d'hommes (de femmes en l'occurrence), partage sa hargne, pense et agit de concert, le conseille, l'encourage, le console. Chez Le Bruchec, chez sa patronne, chez l'ami de la patronne se vantant devant la caméra d'être " antisocial ", chez les amis du Bruchec en France, chez ses semblables en Tunisie, un seul objectif compte : s'enrichir et pour ce faire, tirer le maximum de ses ouvriers.

 

Notre leader est un fonceur, plutôt un défonceur, exempt de tout sentiment moral ou religieux. Il n'a aucune sympathie pour son personnel, y compris ses mouchardes et ses larbines. L'espèce humaine représentée par les ouvriers lui est étrangère. " Elles " les petites mains, (" ils " les syndicats), n'ont à ses yeux aucune individualité, aucun contour, c'est un bétail qui doit obéir et produire. Naturellement fourbes et paresseuses, elles ne peuvent rendre que sous la contrainte. Malheur à qui résiste.

 

Dans cette horde ou cette caste ou cette classe de petits patrons, n'attendez pas des femmes plus de compassion. Ce sont elles qui tiennent les propos les plus durs et exhibent les comportements les plus provocateurs.

 

Ces gens peuvent-ils se transformer ? Ils se déclarent indifférents à l'opinion d'autrui. Cependant, quand les ennuis leur tombent dessus, ils vont chercher l'aval de leurs pairs. Ils sont convaincus d'être les meilleurs, mais ils ont besoin de se l'entendre dire. Ils sont insensibles aux regards d'autrui, aux pleurs comme aux cris qu'ils provoquent, mais ils se pavanent sans pudeur devant quelques millions de téléspectateurs dans l'espoir de les séduire. La patronne qui a préféré ruiner son entreprise plutôt que céder à temps incrimine l’intransigeance ouvrière pour se dédouaner. Si les images du reportage ne faisaient foi, on penserait son attitude dictée par le souci de sauvegarder les emplois. A-t-elle conscience de mentir ? Son indignation est-elle feinte ? Rien n'est moins sûr. Leur amour de l'humanité semble inversement proportionnel à leur amour de soi. Mais s'aiment-ils au fond ?

 

La révolution française et les suivantes avaient introduit la notion de " bonheur général " au fondement de l'organisation sociale. Si nous exigions d'un patron, d'un directeur, de quiconque détient ou partage le pouvoir, qu'il cherche en priorité à faire le bonheur des gens qu'il a en charge, si nous revenions à une vision plus morale de la vie en société, aurions-nous meilleure prise ?

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