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IL FALLAIT BIEN QUE CELA CHANGE

 

Le jour où la France a élu Nicolas Sarkozy, il faisait assez beau. Nous étions massés à la porte de la mairie de Brantes - 81 inscrits, 72 votants -. Un vent frais resserré par le soustet passait sur nos visages inquiets. Le soleil, arrêté par le Ventoux et les murs du village, faisait cruellement défaut. Nous nous demandions s’il allait jamais reparaître. 18H15, le dépouillement se terminait – moment d’une gravité que la dramatisation de la campagne avait à dessein exagérée.

Nous attendions le décompte officiel. Les amis pensaient pouvoir extrapoler sur sa base le résultat national. Mais nous savions déjà, quelques-uns, par un appel à un correspondant belge, que Nicolas Sarkozy gagnait avec 6 à 10 points d’avance. Olivier sortit, les chiffres en main : 45 bulletins pour le candidat de la gauche, 23 pour celui de la droite. Royal n’avait pas fait le plein des voix. La défaite, pronostiquée depuis le début de la campagne, se confirmait. Les sondages n’avaient pas été truqués. Même à Brantes, on votait Sarkozy plus que de saison.

Les amis ruminaient l’amer pronostic, sans oser se regarder de peur de trahir leur émotion ou de surprendre sur le visage du voisin une lueur de satisfaction : qui donc avait basculé, et pourquoi ? Olivier risquait une explication : les voix de Chasse-Nature et Pêche, traditionnellement de gauche, étaient passées à droite, par pure misogynie. Ainsi allait le vote rural. Il préférait à une femme, un immigré !

Je me rendais à la raison. Longtemps, j’avais pensé qu’avec un nom pareil, un passé si obscur et si peu de culture, le candidat de l’UMP, aussi excellent stratège qu’il fût, ne décrocherait jamais la magistrature suprême, l’honneur de représenter une nation si jalouse de la " pureté du sang ". Autre temps, autres mœurs…

 

Attroupés devant le téléviseur, nous assistâmes au " dévoilement " du lauréat, dans une parfaite mise en scène où nul ne pouvait dire qui jouait ni à quoi ou de qui. Ainsi l’homme qui chaque matin en se rasant s’était répété, je serai président, l’était devenu – recette à retenir pour tout prétendant, pourvu de poils. Dans le même temps, que pouvait se marteler Ségolène Royal ? Miroir, dis-moi que je suis la plus belle ?

Avec la sémillante égérie socialiste, demain, on eût rasé gratis. Avec le vibrionnant gagnant, on ne craindrait plus d’être riche, de le montrer et de s’enrichir encore, délivré des oppressants rouages de l’aumône publique, et de la honte, plus dévastatrice encore ; on roulerait crânement au volant de son énorme 4x4, on irait brûler toutes ses soirées au Fouquet’s, et ses après-midi au champ de courses ou à la Bourse, on serait les meilleurs, et récompensés de l’être, le loup n’aurait plus besoin de se faire mouton. L’argent deviendrait en France l’unique étalon des rapports sociaux ; en avoir ou pas, la base du classement entre les Français, toutes origines et toutes religions confondues… Foin d’idéologie !

 

Je cherchais à comprendre : dans un pays où le chômage bat des records, particulièrement chez les jeunes, où la santé et le moral des gens ne cessent de se dégrader, entraînant des dépenses croissantes, où la population vieillit, où les faibles représentent l’immense majorité, on votait majoritairement pour le candidat qui s’apprêtait à réduire de manière drastique les mécanismes de rééqulibrage et de protection portant sur les aspects premiers de la vie : les moyens d’existence, la santé, l’enseignement…

D’ordinaire, la conversion des masses s’obtient par la démagogie ou l’imposture. Le précédent président s’y entendait. Un mot qui ne coûte pas cher – la fracture sociale – lui avait rapporté gros. Dans le cas de son successeur, nulle ruse, nulle langue de bois : les choses étaient dites et le style, campé : il dirigerait la France comme une entreprise (capitaliste), avec autorité, compassion, et le minimum d’idées, car à quoi bon s’encombrer de valeurs ou de théories : le libéralisme est père de l’éclectisme. Chez Nicolas Sarkozy, Tocqueville se mariait avec Jaurès.

Il n’y avait qu’un point sur lequel le candidat de la droite aimait philosopher : la " repentance " et mai 68, il détestait. À Lyon le 5 avril 2007, il tenait un discours sans ambiguïté. Au pouvoir, annonçait-il, il favoriserait l’appropriation individuelle, la réussite personnelle au détriment de la réussite collective et solidaire, sur le mode : que le plus fort (au sens moderne) gagne !

 

Depuis quelques semaines, un sentiment me taraudait, proche de l’angoisse. Nous étions réunis devant le téléviseur, le soir tombait, l’air des cimes descendait dans la vallée, les oiseaux s’endormaient, nous plaisantions, nous cherchions des diversions. Mon sentiment persistait. Ce n’était pas seulement la ligne politique du nouvel élu qui m’inquiétait, mais sa personnalité. D’un président de la république, le peuple attend généralement la sagesse, l’arbitrage, la concorde. Le nouveau s’engageait, se surmenait, dévoré d’une ambition qu’il ne dissimulait pas, champion de sa propre cause. Rarement j’avais vu un homme s’instrumentaliser à ce point, transformant en atouts ses moindres défauts, soignant son image, son emballage avec une attention scrupuleuse et incessante, cherchant les slogans les plus percutants, la pose la plus séduisante, le ton le plus viril. Comment un homme aussi sévère, aussi exigeant avec lui-même se comporterait-il avec la généralité des hommes ? J’avais découvert son écriture sur le prospectus du premier tour : cahoteuse, convulsive, inélégante, elle penchait à gauche dans le texte et à droite dans la signature, elle signalait le conflit, la tension. J’analysais son visage lors d’une émission télévisée : dans ses yeux et autour, rien ne bougeait, tandis que le reste du corps obéissait à un mouvement irrépressible. Que cachait ce masque ? Que perçait ce regard ? Nicolas Sarkozy ne serait-il pas le Big Brother qu’Orwell avait imaginé ?

 

C’était cet homme-là, débordant d’énergie et de talent, mais si peu moral, si peu rassurant, si peu charismatique, si peu paisible, que les Français en majorité avaient choisi. Il me fallait en tirer les conséquences : la première, je ne connaissais plus mon pays. Dans mon entourage, en famille, au travail, en Provence, personne ne votait Sarkozy. Vivions-nous sur une autre planète ? Je devais sortir de mon cercle et redécouvrir mes compatriotes. Surtout ne pas me replier dans ma déception ou me soûler de contemplation.

Brantes reposait dans la nuit, fatigué de tant d’émotions. On aurait pu croire le village en deuil. Tutélaire, le Ventoux couvrait l’horizon éteint. En d’autres lieux, le cap eût été plus difficile à passer. Ici, nous étions en hauteur, et entre amis. Et tous, nous en avions vu d’autres !

Ces faits se sont produits il y a longtemps. Je les rapporte pour mémoire.