LE SITE AU COMPLET Nous sommes tous des délinquants en puissance

 

 

La fragmentation des vies, des consciences et des savoirs que favorise notre société du zapping faussement opulente (ou inégalement abondante) prépare à tous les totalitarismes, avec ou sans Dieu, c’est un danger connu, et c’est le propre des libéralismes que de l’accroître. Ainsi, pour protéger la liberté des citoyens (quel citoyen et quelle liberté ?), le gouvernement libéral autorise l’usage d’un outil qui, en d’autres mains, ferait notre cauchemar.

L’information a été livrée dans l’édition du Monde datée du 20 octobre, sous le titre " Création d’un fichier de renseignement sur des délinquants potentiels ". Débouté il y a un an, au moment où le ministère de l’Intérieur voulait faire entrer son projet par la grande porte, Edwige s’est glissé par la fenêtre, à la faveur d’un décret. Désormais toute personne susceptible d’être impliquée dans des actions de violences collectives, directement ou indirectement, toute personne dont l’activité individuelle ou collective indique qu’elle peut porter atteinte à la sécurité publique, volontairement ou involontairement, enfin toute personne en relation " non fortuite " avec les premières, est appelée à figurer dans un fichier central qui précisera entre autres renseignements, son origine géographique, ses activités politiques, philosophiques, religieuses ou syndicales. On entre dans le fichier dès l’âge de 13 ans, on en sort au mieux dix ans après.

C’est clair, tout homme, femme, adolescent vivant en France sera tôt ou tard dans Edwige. Non seulement parce que, ne serions-nous pas délinquants en puissance ou en latence, nous en sommes entourés en permanence, mais aussi parce que notre opinion politique, notre morale, notre foi, notre engagement social, syndical, notre histoire personnelle… peuvent aujourd'hui ou demain nous opposer à un régime susceptible de nous répondre par la violence. Pourquoi en effet la " potentialité " de la délinquance ne serait-elle que du côté du citoyen ? Tout régime, les exemples abondent, est tenté de ne pas respecter les lois et les règles ou de les changer à son profit par la menace. Le régime se protège du citoyen. Comment le citoyen se protège-t-il du régime ?

La satisfaction du besoin de sécurité est au fondement de la vie sociale. Mais manipulé par les pessimistes (ceux qui, sans doute en se regardant eux-mêmes, ne font pas confiance en l’homme), ce légitime besoin engendre un monde à la Brazil (1). Qu’est-ce qu’Edwige sinon une sorte d’état civil perfectionné qui, aux informations administratives habituelles, ajoute un contenu idéologique inédit permettant de " pister " tout individu ? Vous connaissez le poème attribué à Brecht ? La police vient chercher mon voisin communiste. Je ne dis rien parce que je ne suis pas communiste. Puis le syndicaliste, puis le juif, puis le catholique. Enfin elle vient me chercher, c’est peut-être qu’une mouche en tombant dans les mécanismes a faussé le fichier… et il n’y a plus personne pour protester.

Le citoyen pourra-t-il savoir s’il est " fiché " et ce que sa fiche contient ? La saisie dans le fichier sera-t-elle régie par une procédure officielle, contrôlable et contrôlée ? Comment les renseignements seront-ils prélevés, vérifiés, inscrits et mis à jour ? Jusqu’à quel point l’accès aux données sera-t-il sécurisé ? L’affaire Clearstream tombe à point nommé pour nous convaincre qu’un fichier informatique se falsifie aisément...

 

Voilà bien tout ce que les libéraux ont à nous offrir : la liberté surveillée ! Mais qu’ils se méfient plus d’eux-mêmes que des autres, car dans l’histoire, ils jouent souvent les arroseurs arrosés !

Question subsidiaire : est-ce que, pour avoir écrit ces lignes, je serai fiché ?

(1) - film, britannique ou prophétique, comme on voudra, de Terry Gilliam, 1985

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