JOURNEE DU VENDREDI 4 AOUT 2006

 

6h30

Je me lève en pensant : je suis maigre de culture. Je consomme beaucoup mais j’assimile peu. Quelque chose en moi s’insurge.

 

7h45

Direction, la gare de Saint-Maur. Je traverse le boulevard au passage protégé devant une berline conduite par une quadragénaire blonde : propre et rangée des cheveux jusqu’à la banquette. Elle a freiné en catastrophe, persuadée que j’allais renoncer à la priorité. Le faible doit s’effacer devant le fort, le piéton devant l’automobile, moi devant cette dame importante et pressée. Un quidam sur l’autre rive, témoin de la scène, partage mon indignation. Dans un cas à peu près semblable, et presque au même endroit, il y a quelques semaines, le conducteur, un jeune homme, était reparti sur les chapeaux de roue en me lançant : -" Ça vous coûterait de dire merci ! ". Morale à l’envers.

 

 

Le temps de la journée qui commence est compté. Pas de course imposé. Comment concilier cette précipitation avec la minutie des recherches que je dois mener ? Aller à Picto déposer un film, à Richelieu dépouiller les papiers Buonarroti, à l’Arsenal lire les articles que la Revue Encyclopédique a consacré à Owen, Saint-Simon et Fourier entre 1819 et 1830, vaste programme !

 

8h

A la station Gare de Lyon, je prends le métro à l’envers. Plus six minutes. Ça commence bien. Sur le quai, un couple de jeunes gens éméchés tente de s’engouffrer dans le wagon. Ils tiennent chacun à la main une bouteille d’un liquide incolore. Le garçon la brandit en mâchonnant des propos incohérents. Il est effondré sur le sol. Sa partenaire tente péniblement de le relever. Un voyageur se propose de l’aider. Elle le repousse en répétant, " - ça va aller, ça va aller… "

 

8h20

En sortant de la station Bastille, dans le dernier couloir, je croise une jeune aveugle que guide un chien jaune. Quand j’arrive à sa hauteur, elle tourne le visage vers moi et me regarde.

 

8h30

Rue de la Roquette, deux éboueurs en tenue s’affairent au cul d’un camion citerne, deux Maghrébins. Le plus âgé a pris une giclée de boue sur lui. Tout le quartier pue. Il rigole.

 

8h50

Il fait gris. L’odeur de l’herboristerie du Palais royal se répand dans la rue déserte que je remonte. Ce calme incroyable et ce parfum à la fois champêtre et médicamenteux me font croire que je ne suis plus à Paris.

 

9h

** rue Richelieu, sous le porche gardé par deux agents de sécurité, je vide mes poches, passe le portique électronique et présente le fond de mon sac. La culture est sous surveillance. Vous pouvez lire tranquilles.

Mauvais présage, je pousse la lourde porte d’entrée de la bibliothèque au lieu de la tirer comme je l’ai fait une centaine de fois auparavant.

 

9h10

Il n’y a pas de quoi être superstitieux. J’ai la chance non seulement de trouver les documents recherchés, mais d’éviter la visionneuse. Ils n’ont pas été microfilmés. Mais l’un d’eux est déclaré " incommunicable ". Je me renseigne auprès de la conservatrice en insistant sur son importance. En guise de réponse, elle revient avec le document et me le confie à titre exceptionnel. La magasinière complice m’invite à en profiter au maximum car après moi, les pièces seront envoyées à l’atelier et longtemps inaccessibles. Dans les bibliothèques ou aux archives, des gens adorables côtoient des brutes épaisses.

 

 

Sept heures sans discontinuer immergé dans la vie et l’écriture passionnante de Philippe Buonarroti, ami de Babeuf, révolutionnaire impénitent.

 

16h15

Je plonge dans l’herboristerie, aux sources du si doux parfum que j’ai rencontré ce matin. Une cliente confie ses maux à mi-voix. L’accorte pharmacienne la console avec exhubérance.

 

16h25

A force de traverser la cour du Palais royal, je me suis habitué aux colonnes de Buren, aux nombreux touristes et enfants qu’elles attirent. Mais difficile d’imaginer que ce lieu fut le rendez-vous de tous les révolutionnaires et de tous les voleurs de la capitale au XIXe. Corréard y avait sa librairie, Au Naufragé de la Méduse.

 

16h45

La bibliothèque de l’Arsenal, c’est le vrai luxe : un décor ancien et stimulant, un personnel diligent et aimable, des livres rares qui ont conservé toute leur fraîcheur. Ici, non seulement le temps s’arrête, mais il attend. Dix lecteurs, cinq magasiniers.

 

18h10

Je fais une halte sur la passerelle du canal St-Martin. Des plaisanciers manœuvrent avec force rires dans le bassin en cul-de-sac. Un air de vacances flotte sur Paris. Mais je suis encore tout essoufflé de lecture.

 

18h30

Sur les vitres du train qui me ramène à Saint-Maur, des autocollants roses en partie arrachés réclament la liberté pour les prisonniers d’Action directe. Je viens de lire dans le Monde que les assassins dont Tavernier s’est inspiré pour l’Appât, condamnés en 1988 pour crimes avec atrocités, eux sont libres depuis 5 ans.

 

19h

Le Monde de samedi que je trouve dans la boite aux lettres montre à la une Beyrouth sous les bombes. La boule de feu libérée par l’explosion s’élève à plus de cinq fois la hauteur des immeubles les plus proches – une puissance terrifiante, terrorisante… Le sous-titre de l’article correspondant indique : " l’Etat juif a détruit des infrastructures civiles dans des zones à majorité chrétienne ". Si c’est ça le présent…