LE SITE AU COMPLET Une soirée au Soleil Cartoucherie de Vincennes,
 28 septembre 2009

L'Autre Route mènera-t-elle  ?

 

 

 

Lundi 28 septembre dernier, le Théâtre du Soleil réunissait ses fidèles pour tromper leur impatience. Ils attendaient la première de L’Autre Route pour le 11 novembre. Le spectacle ne sera pas prêt avant le 16 décembre. J’étais parmi les 600 invités, fidèle mais non inconditionnel. Je vais jouer les rabat-joie.

Empêtrée dans l’intention de présenter l’œuvre imminente sans en dévoiler un fil, de dire sans rien dire ou si peu, la maîtresse de céans a eu quelques expressions malheureuses. Les voici :

Ariane Mnouchkine a cru résumer la situation de la troupe d’un mot : " la bagarre ". " Nous sommes en bagarre, je ne peux pas le dire autrement ", a-t-elle répété en l’envi. Seule face au public massé dans l’atelier, elle rallie les comédiens derrière son blanc panache. Et chacun de passer en revue la troupe ainsi réunie, de chercher à deviner les clans en formation, de lire dans le silence de l’un, l’harassement de cet autre, l’inertie de celui-ci, les grimaces de celle-là, la confirmation du malaise dont on se demande s’il ne sera pas fatal au Théâtre tant aimé. L’heure était grave et nous étions invités à faire la fête ? Nous ne comprenions pas. Ariane M. finit par prendre la mesure du quiproquo. Et Hélène Cixous rectifie en remplaçant le mot failli par une image d’écrivaine. Il en va de L’Autre Route, nous explique-t-elle, comme d’une de ces fleurs de papier qu’enfants, nous nous émerveillions de voir grossir, s’épanouir indéfiniment une fois jetées à l’eau. Le spectacle ne cesse de croître, de se détendre. Nous ne savons plus quel pétale conserver. C’est la cause du retard. Ouf ! Convaincue de son erreur, la metteuse en scène essaie une nouvelle expression : " la bataille ", nous sommes en pleine bataille.

J’apprends ce faisant que l’œuvre en cours s’inspire de En Magellanie, roman posthume de Jules Verne dont Ariane M. a redécouvert la complexité et la modernité. Et voici sa deuxième défaillance. La géniale théâtreuse présente le futur spectacle comme " une comédie épique ". Connaissant le roman, le doute m’envahit. L’oratrice précise : après les Éphémères et dans le climat sociopolitique actuel, vous avez exprimé le besoin de gaieté. Nous avons entendu votre message. Soit. Mais faire du destin du Kaw-djer une farce, c’est y aller un peu fort. Hélène C. à nouveau corrige : le spectacle n’a pas été conçu comme une comédie. Il sera tonique, fantasque, merveilleux, mais il n’a pas été écrit pour faire rigoler. dont acte.

J’en arrive au comble du malheur expressionnel : Ariane M. nous a joué la sérénade du Progrès et de l’Utopie. À l’entendre, Jules Verne, c’est la civilisation dans ce qu’elle a de meilleur, c’est " le progrès avant le mazout " (les marées noires). Et les flots de sang qu’il a fait couler en Afrique dès 1830 ne forment-ils pas une marée autrement dégoûtante ? Devons-nous oublier les razzias, les enfumades, les massacres, les tortures en Algérie dont l’auteur des Voyages extraordinaires n’ignorait rien - lequel composa les paroles de l’hymne des zouaves ? Ignorer également la misère du grand nombre, l'esclavage salarié, le triomphe des ventrus, dont Zola parle si bien et Verne si peu ?  Combien encore d’impardonnables oublis pour juger " belle " l’époque ? Parce que Jules Verne a bercé notre enfance d’illusions, adultes, nous refuserons-nous à voir ses tours et ses détours ?

Et pourquoi le mot Utopie se débarrasserait-il magiquement de sa traîne sanguinolente ? À peine créé par Thomas More en 1516, il s’accompagne de l’esclavage des indigènes réfractaires à la domination des Utopiens. L’Algérie française, le socialisme dans un seul pays, … quelles belles utopies !

L’utopie, ce n’est pas seulement " le possible non encore réalisé ", comme Ariane le fait dire à Théodore Monod, c’est aussi l’impossible et l’absurde.

D'accord, rêvons ! Mais ne confondons pas rêve et réalité. Faisons la part des choses, même au théâtre. " Utopie ", " progrès ", ces mots qui posent à gauche ont jusqu’aujourd'hui amené plus de mal que de bien. Quant à Jules Verne, il n’a jamais été de gauche, c’est une affaire entendue…

 

Mais tous ces petits malheurs d’expression n’entameront pas le grand bonheur de cette soirée, où des créateurs prennent soin de leur public, les accueillent simplement et fraternellement, leur font à manger, les renseignent, les émeuvent, les égaient. Le Théâtre du Soleil n’est pas une utopie et en fait la preuve pour notre plus grande satisfaction.

 

 

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