TOUTES LES CHRONIQUES LE SITE AU COMPLET LE VOLEUR DE BAGDAD de Michael Powell (produit par Alexandre Korda) (1940)

 

 

 

 

C’est un film (anglo-américain) qui, avant ma dixième année, m’a profondément marqué et inoculé un orientalisme qui perdure. Pour cette raison, j’étais curieux autant qu’inquiet de le revoir. Je craignais la douche froide : une mauvaise œuvre, un scénario réac, des faux souvenirs.

Si l’on m’avait demandé de raconter le film qu’un demi-siècle avait enfoui dans ma mémoire, j’aurais dit à peu près : il était une fois un jeune voleur pauvre et persécuté dans les bas-fonds d’une ville orientale nommée Bagdad. La chance lui permet de découvrir dans le sable du désert voisin, une bouteille. En la débouchant, l’enfant libère un Génie presque nu et cent fois plus haut, qui lui accorde trois vœux. Grâce à quoi, le petit héros assure le triomphe de la justice. Un méchant vizir s’est en effet emparé du pouvoir en assassinant le sultan, vieillard fantasque et grand collectionneur d’automates. La ravissante femme mécanique qu’il lui a offerte promettait, avec ses six bras, une étreinte exquise. Étreinte mortelle ! Mais le voleur, par une cascade de péripéties, parvient sur son tapis volant jusqu’à l’usurpateur, le démasque et alors que celui-ci tente de s’enfuir sur son cheval magique, il le tue en le touchant en plein front d’une flèche de son arbalète infaillible. Dans mon souvenir, les premiers épisodes étaient en noir et blanc, les derniers, en couleurs.

Dans la salle du cinéma de Bobigny où le film est projeté, samedi 2 avril à 14 h, énième plat au menu d’un festival annuel plantureux, nous sommes trois adultes et une dizaine d’enfants. Les premières images me laissent perplexes. Elles sont en technicolor. Le son est anglais. Je ne reconnais pas Jaffar, le méchant, qui entre le premier en scène, descendu de son vaisseau. Je ne reconnais pas le prince Ahmad, le bon, qui entre en second sous les traits d’un mendiant aveugle accompagné de son chien. Dans ma mémoire, effectivement les premiers plans montraient un port, mais le petit voleur déboulait tout de suite. Enfin le voilà, chapardant dans les souks d’un Bagdad en carton pâte. C’est lui, c’est bien lui, j’en suis sûr. Je ne me suis pas trompé de film. Tout le charme repose sur cet acteur auquel je me suis identifié complètement, parce que, comme moi à l’époque, il est de petite taille, brun de peau, vif et espiègle. Abu ! Je fus Abu pendant plusieurs années, à la suite d’une rencontre que je situe vers 1958, lors d’une de ces projections de cinéma qu’organisaient les Œuvres sociales d’EGA, le jeudi après-midi, pour les enfants des employés.

L’histoire d’amour entre le prince Ahmad et la princesse de Basra, au centre de l’intrigue, n’a pas résisté à mon oubli. Pour moi, le film commence quand Abu ouvre la fiole trouvée échouée sur la plage. Je jubile au spectacle de ce panache de fumée noire qui s’élève puis se transforme en djinn. " Depuis 2000 ans, j’étais prisonnier de cette bouteille. Les premiers 1000 ans, j’ai béni celui qui me libérerait. Les 1000 ans suivants, je l’ai maudit. " À peu de choses près, la magie des trucages continue de fonctionner.

Je m’explique d’autant mieux, à la seconde vision, pourquoi Le Voleur de Bagdad a imprégné mon enfance. Indépendamment de ses évidentes qualités esthétiques et techniques (unanimement saluées), ce film, commencé avant guerre en Angleterre, terminé aux Etats-Unis alors que l’Allemagne nazie triomphait en Europe, enseigne une recette contre la barbarie : la facétie et la malice telles qu’un enfant, pur et dévoué, peut seul les manier. Dans le climat d’une autre guerre, " intérieure " et non-dite, celle que j’ai vécue en Algérie, ce film somme toute irrévérencieux, où l’instinct de justice se rit de la loi et du raisonnement, vaut comme une revanche contre le monde des adultes. Outre qu’il jongle habilement avec les archétypes, les mythes et les symboles, mélangeant Narcisse et la Belle au bois dormant, tapis volant et boule de cristal, mer et désert… , Le Voleur, pour qui n'aurait nulle revanche à prendre, déploie un Orient magique dans lequel on a envie de se perdre. L’envie perdure.

 

5 avril 2010

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