UNE

 

BRESIL
(juillet 1994, avec Danielle, Lisa-Mai, Pablo)

EXTRAITS
(non corrigés)

 

SAO PAULO


Lisa-Mai endormi dans le hall de la banque

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Favela Monte Azul

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Luiza et Attila regardant un match de la Coupe à la télévision

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

POINT DE DEPART - POINT SUR LE DEPART

 

 

Le 26 juin 1994, en fin d'après-midi, nous nous envolons pour Sâo Paulo, via Amsterdam et Rio de Janeiro, 10 000 km effectués de nuit, dans un Boeing 747, véritable paquebot volant à 10 km d'altitude et 1000 km à l'heure, vitesse subjectivement accélérée par le fait que nous voguons à contresens de la rotation terrestre.

L'avion cabote jusqu'à Dakar puis franchit l'océan dans sa plus courte largeur pour atteindre le nouveau monde au-dessus de Natal.

*

En 1492, il avait fallu 40 jours à Christophe Colomb pour relier Huelva aux Bahamas. Ce raccourcissement des distances est significatif de la modernité. Mais, si ne subsistent plus au XXème siècle de terrae incognitae, si on ne risque plus de confondre les Amériques avec les Indes, ladite modernité n'est pas également répartie sur terre.

Raccourcissant elle aussi artificiellement les distances, la télévision nous met au contact de réalités humaines diverses : Occidentaux au grand cœur et à la technique sûre aux côtés ou au chevet de tant de barbares - fanatiques sur l'autre rive de la Méditerranée, mafieux en Russie, cannibales (ou presque) en Afrique, trafiquants de drogue et de chair humaine en Amérique centrale et ... assassins d'enfants au Brésil.

Le Brésil est-il un pays sous-développé ? Telle était la question à l'épreuve de géographie du bac, cette année à Paris. Même si on prend la précaution de redresser la formulation par un pudique "en voie de développement", comme on dit d'un sourd qu'il est mal-entendant, la réponse, comme le mal, n'en sort pas diminuée : c'est oui sans conteste !

Comment qualifier autrement une nation à peine relevée de 20 ans de dictature militaire, qui compte parmi ses records la plus forte dette extérieure, la plus forte inégalité entre les citoyens, le plus fort taux d'inflation, une des plus fortes mortalités infantiles... où enfin, deux Brésiliens sur trois ne mangent pas à leur faim ? Et puis, à ne regarder que son petit écran : ces larmes, ces transes, ce deuil national pour un pilote de formule 1 stupidement sacrifié sur les pistes... C'est de l'idolâtrie !

Aux Temps Modernes, les peuples idolâtres, on pouvait les traduire en esclavage. L'Eglise n'y voyait aucun inconvénient. Colomb et les Espagnols ne se sont pas fait prier. Pas moins les Portugais auxquels revint, en vertu du traité de Tordesillas, la terre du Pau de brasil. Les autochtones ne suffisant pas à la tâche, c'est par millions que les colons importèrent d'Afrique la noire denrée. Ils ne renoncèrent officiellement à ce sinistre commerce qu'en 1888, au seuil de notre siècle.

Ce passé proche empoisonne le lointain présent et nourrit un mythe inquiétant. Je m'attends à trouver un chaos que domine la violence. Autour de moi, les uns me confortent dans cette impression, d'autres, mieux renseignés, la démentent. Cependant tous s'entendent à me mettre en garde.

Cette impression, ce mythe, cette image tissés par les médias, que je n'ai pas cherché à corriger, faisant en la matière bon accueil à mon ignorance, m'ont fait hésiter à décider le voyage. J'admettais difficilement d'exposer à des risques mes enfants. Mais sans risques, qu'entreprend-t-on de fort ?

Or c'est fort que de réaliser un rêve : revoir nos amis chez eux après les avoir connus chez nous, dans un petit coin de Bretagne abrité des laideurs courantes.

*

En 1987, après avoir habité Rennes durant 5 ans, nous nous installions à la campagne, dans les bois, retirés. Un jour, une inconnue, élancée, blonde, accompagnée d'un petit enfant lui aussi blond, s'arrête devant une sculpture que j'avais placée à l'entrée de notre chemin. Je me dirige vers elle et l'aborde. Elle se dit brésilienne. Elle vient d'emménager dans la maison voisine. Son mari termine une thèse en science des sols pour laquelle il a reçu des gouvernements brésilien et français, une bourse. Ils sont là pour 3 ans. D'emblée nous sympathisons, pour ne pas dire, nous fraternisons. Ce sont des événements qui ne s'expliquent pas. Le lendemain, je rencontre Attila, grand, cheveux longs et barbe blonds, yeux bleus, revenant de la gare à vélo.

Un tel prénom ! Un tel faciès ! Et Luiza sans exubérance, la peau blanche et le regard grave, et Andréas, leur fils, sous son casque d'or... des Brésiliens ?

Nous avons ainsi vécu 3 ans côte à côte, coeur à coeur, sans trop savoir ce qu'était le Brésil, hors la caipirinha, les sucreries à la noix de coco, le goût de la fête, une apparente désinvolture et la saudade, cette nostalgie du pays qui parfois s'emparait de nos amis. De ce pays, ils nous parlaient peu en effet - par petites touches faites pour nous désorienter. Dans leur milieu, chaque famille avait sa bonne, nous apprenaient-ils ; de retour, ils auraient la leur. Dans leur quartier, à Sâo Paulo, un vigile gardait chaque rue. Les prix des marchandises changeaient chaque jour à cause de l'inflation. Les fortunes se défaisaient aussi vite qu'elles s'édifiaient; or sans fortune, la vie se montrait âpre, et pour faire fortune, il fallait se lancer dans les affaires...

En fait, Luiza et Attila avaient une autre patrie sur laquelle ils s'exprimaient plus volontiers : l'anthroposophie - un système d'idées constitué par un Autrichien mort en 1925, continuateur de Goethe, homme assurément génial, Rudolf Steiner. Rejetant les matérialismes, Steiner s'offre à régler les rapports de l'homme à son milieu, du corps à l'esprit et de l'âme au cosmos. A tous les problèmes de la religion, de l'art, de la morale, de la politique, de la philosophie, de l'éducation, de la médecine, de l'agriculture... Steiner propose une réponse ou son amorce. Souvent dans nos discussions, nous nous ententions opposer un "Steiner dit que...". C'était à prendre ou à laisser. Nous restions à mi-chemin, séduits par l'attitude qui consiste à soumettre sa vie à des principes, sa pensée à une philosophie. Cette attention portée à l'invisible et à la spiritualité qui naguère nous aurait indisposés, maintenant nous interrogeait. La magie des lieux que nous occupions nous gagnait. Nous n'étions pas loin d'identifier notre rencontre à une marque du destin.

Par leurs origines sociales, nationales et par leurs croyances, Luiza et Attila nous étaient a priori étrangers. Mais cette altérité excitait notre curiosité, nous rapprochait les uns des autres. Nous partagions l'essentiel, une même soif de savoir, de beauté et d'un juste bonheur. Et nous partagions le quotidien : les lieux, les saisons, les amis dans le bourg, la vaisselle, les événements. Nous assistions à la naissance de Matias puis à celle de Joanna dont Luiza accouchait chez elle.

Une telle amitié, une telle complicité devaient-elles finir un jour ? En nous quittant à l'automne 1992, nous nous promettions de nous revoir. C'est cette promesse que nous sommes en train de réaliser.

Tandis que nous nous approchons de l'aéroport Guarulhos, une autre crainte s'ajoute à celles que j'ai décrites : sans le privilège du cadre humain et naturel dans lequel nous nous sommes connus, l'amitié gardera-t-elle sa force ? Je dois à la vérité de dire que c'est pour elle, et pour elle seulement, que je fais le voyage.

*

 

 

SAO PAULO - le 27 juillet 1994

 

 

La violence du choc à l'atterrissage rappelle à quel point notre embarcation est pesante et quel défi il a fallu que la technique relève pour la maintenir dans les airs. Des passagers enthousiastes applaudissent. Tant que je ne serai pas en mesure de me déplacer par la pensée, tant que je buterai contre les limites objectives, je regarderai avec intérêt voire reconnaissance ce qui m'aide à franchir ou à contourner celles-ci. Mais par mon métier d'emprunt, je me trouve à la pointe avancée de la technique, les mains dans les entrailles des ordinateurs et la tête dans leur code. Qu'il me soit donné au moins pour quelques semaines d'échapper à leur dictature. Cette révolte m'a conduit à ne pas m'équiper d'appareil photo. Je viens au Brésil l'oeil libre. Je n'ai pour seconder ma mémoire qu'un carnet sur lequel j'écris et je dessine. Qu'on m'excuse, je ne suis pas moderne.

Par le hublot m'apparaît la terre nouvelle : elle est rouge et couverte de palmiers.

Dans les couloirs de l'aéroport, un garde monte la faction tous les cinquante mètres. Les locaux sont propres, confortables. Aucun attroupement, aucune attente. Les contrôles sont expédiés. Rien de commun avec ce que réserve l'Algérie par exemple.

On reconnaît d'emblée un pays dit sous-développé aux signes d'incohérence qu'il donne. Il utilise la technique sans se l'approprier. Le semblant d'organisation qui règne confère un pouvoir dont le titulaire abuse ostensiblement. Mais l'organisation s'avère précaire, aléatoire pour ne pas dire, arbitraire.

A Guarulhos, tout fonctionne. En quelques minutes, nous accédons au débarcadère. La foule massée derrière les rambardes nous accueille - c'est comme si tous les peuples de la terre s'étaient donné rendez-vous devant nous, un melting-pot ahurissant. Nous y cherchons Luiza ou Attila. En vain. Une Paulistienne rencontrée dans l'avion, étudiante en lettres à la Sorbonne, se porte à notre secours. Nos hôtes ont sans doute été retenus dans les embouteillages. Elle m'aide à appeler Sâo Paulo. N'obtenant rien de la personne qui lui répond, elle conclut : "sûrement la bonne". A peine ai-je rejoint Danielle et les enfants que surgit Attila. Émouvantes retrouvailles ! C'est lui, c'est bien lui, toujours aussi blond, aussi cordial.

Dehors, il fait bleu. Le ciel a conservé dans son haleine le froid de la nuit. C'est l'hiver. Nous devons nous habituer à marcher la tête en bas, à inverser Nord et Sud. Au Brésil, le Nord est chaud et misérable, le Sud froid et riche. Un froid très relatif, qui, sous le Tropique du Capricorne, n'empêche pas les arbres de fleurir ni de donner des fruits, les plagistes de la côte de se baigner, un froid comme la France en connaît au printemps. Dans la végétation inconnue qui entoure le bâtiment que nous quittons, d'invisibles oiseaux fredonnent des chants inouïs. 10 000 km, un océan et 73 degrés de latitude me séparent de mon point de départ.

Nous filons vers Sâo Paulo dans la grosse Chevrolet que les parents d'Attila ont mis à notre disposition. La circulation est dense. Le pilote s'y faufile adroitement. Les véhicules que nous doublons sont souvent poussifs et vétustes, et fort peu respectueux du code. A l'horizon s'élève une brume jaunâtre - un nuage permanent de pollution nous annonce Attila. Une fois immergés, on ne le voit plus. On le sent seulement - une odeur tenace, pas franchement désagréable, une odeur d'alcool. Effectivement, un véhicule sur trois en brûle. Faute de champs pétrolifères, l'Etat a développé cette parade pour réduire sa dépendance énergétique. La canne fournit le sucre, la pinga et le carburant. Mais les récentes découvertes en Amazonie laissent à penser que le pétrole, cet atout qui manquait, va bientôt couler à flot.

Nous longeons le Pinheiros, le fleuve par lequel les Jésuites sont remontés pour fonder en 1555 Sâo Paulo, aujourd'hui cloaque immonde bordé de champs en lambeaux et de gourbis isolés. Puis, très rapidement, le tissu urbain se resserre, ne permettant plus à la terre d'affleurer. Le trafic routier s'intensifie. La rumeur s'amplifie. Nous pénétrons dans la mégapole, au cœur d'une turbulence sans fin. Les gratte-ciels rivalisent en hauteur, assiégés par des maisons de bric et de broc ou quelques bâtisses coloniales fuligineuses. Au bord de la route, un Carrefour et son enseigne bleu-blanc-rouge. Sâo Paulo, comme toutes les grandes villes du pays, en compte plusieurs. Ils ont bonne réputation. Au centre, 4 buildings prêtent leurs flancs à la publicité. Malboro, une marque de slips pour homme, une marque de dessous féminins, Coca Cola enfin, inévitable. Partout où le promoteur n'a pu construire, sur le sol instable, les collines nues, les terrains à l'abandon, se sont entassés les taudis. Ils forment les favelas, villages de la misère poussés dans les interstices. Le centre dépassé, on croirait de nouveau le centre - la ville, la ville toujours recommencée sur laquelle dérive notre regard que rien d'agréable ni de remarquable n'accroche.

Nous nous éloignons de la rodovia et grimpons une colline par des rues trouées et coupées de multiples lombadas, qu'on appelle aussi "gendarmes couchés", ce qui impose une conduite ralentie en zigzag. La verdure réapparaît. Des arbres masquent les murs d'imposantes propriétés.

C'est Santo Amaro, un quartier fondé par les Allemands, réservé à la gente fina - la classe aisée groupant gens des arts et du spectacle et hommes d'affaires. Cela tient du prodige de trouver au sein de la cité tentaculaire, fiévreuse et bruyante, ce havre de quiétude où l'air fleure bon.

A chaque angle de rue se dresse une guérite occupée par un gardien. Payé par les riverains, secrétement armé, il veille 24 heures sur 24 à leur sécurité. Outre ces vigiles, les plus riches emploient à domicile un ou plusieurs gardes. Les hauts murs d'enceinte sont hérissés de tessons de bouteille, de fils barbelés et de fils électrifiés. Aux grilles, les molosses montrent les crocs. Cette haute surveillance ne semble pas suffire. La semaine dernière, des bandits ont attaqué une villa et pris en otage leurs occupants. La prise d'otage assortie d'une demande de rançon est l'oeuvre de gangs organisés.

N'était la présence de ces sentinelles pour évoquer le danger, le quartier inspire la tranquillité et la douceur de vivre. Luiza et Attila habitent une maison au bout d'une impasse, modeste comparée à ses voisines. Elle est pourtant spacieuse, adossée à un jardin clos d'arbres exubérants dont, à part palmiers, bananiers et avocatiers, j'ignore le nom. Des massifs d'azalées et de camélias l'égaient. Dans le jardin, il y a une piscine et dans la maison, une cheminée. Le soleil, bien que fort maintenant, ne pénètre pas les murs. Dedans, on gèle.

L'ameublement est de style anthroposophique: prédominance du bois, structures légèrement dissymétriques, couleurs de l'arc-en-ciel, présence de roches et de blocs de cristaux; au mur, une reproduction de la Madone et Saint Sixte de Raphaël. Univers cohérent, étudié sinon codifié, dont se dégage une incontestable idée d'harmonie. Mais échappant au code anthroposophique, un poste de télévision dans la chambre des parents.

A Bourg-des-Comptes, il n'était pas question d'introduire cet objet perfide dans nos foyers, nous étions, les uns et les autres, formels sur la question. Seule entorse : cédant à sa passion du foot-ball, Attila avait loué un téléviseur durant la coupe du monde de 1990. Aujourd'hui, sous la pression des enfants, l'engin a conquis droit de cité. Mais une clé en verrouille l'usage.

[...]

 

Elisabeth, qu'on appelle Betchi, la bonne, prépare en silence le repas. Elle est le pivot du foyer. Luiza est absorbée par son activité professionnelle; Attila s'absente trois jours par semaine. Betchi s'occupe du ménage et des enfants, tâche lourde dont elle s'acquitte de l'aube au crépuscule avec une parfaite discrétion. Elle loge près de la cuisine, dans une pièce minuscule garnie d'un lit gigogne et d'une commode. Pour se distraire, elle dispose d'une télé de poche et pour se laver, d'une salle de bain attenante.

Betchi a 28 ans. En fin de semaine, elle rejoint sa famille aux portes de Sâo Paulo. Comme beaucoup, ils ont fuit le Nordeste et survivent grâce à des expédients et de petits métiers.

Nous avons pris le parti d'ignorer la question morale que nous pose l'emploi d'une bonne. Au Brésil, il est général. On prétend même que certaines bonnes ont leur bonne. On prétend aussi que tout le monde y trouve son compte - le patron en sauvant de la misère son prochain, l'employé en trouvant cette besogne qu'il n'estime pas basse.

Betchi est à la fois le pivot et l'ombre de la maison; elle nous soulage des tâches fastidieuses et des soucis futiles. Bon, soit ! A autre pays, autres moeurs. Il y a un siècle, les maîtres possédaient des esclaves. Désormais, ce sont des domestiques. Ils sont libres de partir et de crever de faim. Ceux qui louent leurs services n'ont nullement le sentiment d'agir mal. S'il y a mal, il faut le rechercher ailleurs, aux sources de l'inégalité.

Il faut le reconnaître : manger sans avoir à préparer le repas, dresser la table, la débarrasser, laver la vaisselle; s'habiller sans avoir à laver ni repasser son linge; occuper des lieux sans avoir à les ranger ni à les nettoyer... c'est bien pratique, bien agréable. Si ce plaisir est donné comme honnête, au nom de quoi le refuser ?

Je m'interdis de juger. Je prends mes amis comme ils viennent. Naguère, je pouvais ne pas me satisfaire de leurs contradictions et à l'occasion, les signaler. Luiza et Attila étaient en projet, en devenir, en escale. Je connaissais le contexte dans lequel ils évoluaient et jugeais selon mes propres références. Ici, je ne connais rien. J'ai tout à apprendre.

*

[...]

Un mois avant le départ, j'ai assimilé à la va-vite des rudiments de portugais. S'ils m'aident à déchiffrer le sens de certaines phrases et à prendre des repères dans la conservation ou la rue, ils ne délient pas ma langue. Quand j'ose un mot, Joanna et Mathias me regardent avec des yeux ronds d'étonnement.

Cet apprentissage de dernière minute a été ma seule contribution à la préparation du voyage. Pour m'initier au pays, je me suis contenté en tout et pour tout de trois lectures : Suor de Jorge Amado, le Brésil de Denis et Alain Ruellan (Denis est membre fondateur du CRIDEV, une ONG rennaise au sein de laquelle j'ai milité, et Alain, le directeur de thèse d'Attila), enfin le Sucre et la Faim de Robert Linhart, ouvrages où se melangent à propos du Brésil amour et haine, attirance et répulsion. Je l'ai dit, mes motivations ne sont pas d'ordre touristique ni ethnographique. Je viens ici retrouver des amis et visiter en leur compagnie un pays si vaste et si contrasté que peu de Brésiliens peuvent se targuer de le connaître. Dans une certaine mesure, nous le découvrirons ensemble. La semaine prochaine, les vacances d'hiver débutent (les grandes sont en janvier). Aussitôt, nous nous envolons pour Salvador de Bahia, la capitale historique, puis Récife, la grande ville du Nordeste. Après, c'est le Pantanal, une des plus grandes et plus riches réserves naturelles au monde. Seuls, nous visiterons les célèbres chutes d'Iguaçu. Nous terminons le périple à Sâo Paulo. Vols et hébergements sont réservés.

[...]

 

L'après-midi, Attila nous emmène en ville changer nos travellers. En route, il achète un journal pour connaître le cours. Les journaux brésiliens sont à l'image de l'économie : inflationnistes, 5 ou 6 journaux en un, l'un d'entre eux consacré au cours des marchandises, un autre, bien entendu, à la coupe, moult photos à l'appui. Jornal do Brasil et O Globo sont les plus lus.

Les banques pululent, publiques comme Unibanco ou privées. Dans les premières, le décor est fruste et le personnel lent (à petite paye, petite cadence). Les établissements privés sont luxueux. Les Brésiliens s'y rendent souvent - pour percevoir leur salaire, pour acquitter leurs nombreuses traites, pour consulter leur solde, pour mettre leur argent en sécurité... Contre nos dollars, l'employé nous cède une quantité impressionnante de billets bardés de zéros. A certains, il faut en retirer 3, car il y a les cruzeiros "réels" et les autres, système compliqué que nous renonçons à comprendre. Le parking est gardé. A l'intérieur, deux vigiles armés jusqu'aux dents guettent derrière un paravent blindé.

En 1989, l'inflation atteignait plus de 1700%. Un économiste, par un coup de baguette magique appelé plan Réal, entend guérir le pays de cette maladie. Ce plan entrera en vigueur samedi prochain. Il s'appuie sur une nouvelle monnaie - le Réal (qui vaudra un dollar le jour de son apparition) assortie d'un contrôle strict des prix et des salaires. Son auteur, J. Henrique Cardioso, se présente aux prochaines élections présidentielles. Personnage de gauche rallié à la droite, il est l'opposant le plus crédible à Lula, le dirigeant du Parti des Travailleurs, que les sondages actuels donnent vainqueur.

La coupe, le plan, la campagne électorale qui vient de commencer, mobilisent l'actualité, les esprits et les coeurs. Nous vivrons à leur rythme trépidant.

Les rues sont larges, propres, cahoteuses et populeuses. Les feux tricolores sont placés de l'autre côté de la voie à laquelle il faut s'arrêter quand ils passent au rouge. Mais pourquoi s'arrêter par principe ? Si la voie est libre, l'automobiliste continue. Il ne risque ni l'amende (la police est inexistante), ni la réprobation de ses semblables. L'allure est nerveuse mais pas rapide. L'état de la chaussée ne le permet pas. Nulle part le piéton n'est protégé.

Les véhicules en majorité sont fatigués; ils grincent et cliquètent. Ceux sont le plus souvent des Volgswagen et des Ford à deux portes fabriqués dans les usines de la banlieue. Leur entretien coûte cher. Les pièces de rechange sont hors de prix. S'ils sont assurés, c'est au minimum, contre le vol. Les assurances elles aussi sont ruineuses. En cas de panne ou de casse, il faut se débrouiller - le jeito, la "démerde", est un trait de la personnalité brésilienne. Pourtant la voiture est indispensable tant sont grandes les distances à parcourir. Il y a bien un métro, mais il ne compte que deux lignes.

Cette deuxième traversée de la ville me conforte dans mon impression : l'urbanisme y est épisodique. Habitats et habitants se mélangent sans ordre apparent. Les monuments sont rares. On ne perçoit pas l'empreinte de l'histoire mais plutôt la poussée d'un constant mouvement d'expansion. Les chantiers sont nombreux.

[...]

 

SAO PAULO, le 28 juin 1994

 

 

 

[...]

La nation brésilienne est jeune d'un peu plus d'un siècle. Elle n'a pas connu d'épisodes aussi marquants et fondateurs que guerre d'indépendance, guerre de sécession ou révolution. Dans le domaine des arts et de la littérature, de la politique, elle n'a acquis sa maturité que dans les années 20. C'est une nation qui s'est formée, non dans l'opposition et la discrimination, mais au contraire dans l'assimilation et le mélange, autour de deux pôles, le nord agricole et le sud industriel, tous les deux flanqués d'un "désert" grand comme la moitié du pays : l'Amazonie. Le Brésilien, de souche ancienne ou récente, sait ce qu'il doit aux Portugais, à l'Afrique, aux Indiens, aux missionnaires, aux Américains... et à lui-même. Il emprunte sans scrupule, sans formalisme.

L'ant convient à Luiza et Attila. Elle les aide à trouver leur place parmi leurs semblables. Elle les associe à un réseau de gens dévoués et dynamiques, que caractérise un grand respect de la nature et de l'humain. Luiza a une clientèle qu'elle recevait chez elle, dans le cabinet où nous avons emménagé, qu'elle reçoit maintenant à la clinique Tobias, proche. Elle soigne également les enfants de deux favelas. La clinique, les favelas en question sont gérées par les anthroposophes, ainsi que l'école où vont Andréas et Mathias, bientôt Joanna. Nous les visiterons.

Ce matin, nous l'accompagnons à Peinha. Un quart de la population de sp habitent les favelas. Il y en a plus de 1200. Elles occupent 70% de l'espace urbain. Les autorités, après leur avoir fait la guerre, les tolèrent.

Peinha, comme Monte Azul sa voisine que nous découvrons à la suite, ou encore Horizonte Azul, distante de 15 km, sont administrées par une association fondée par les anthroposophes. Dans tous les bidonvilles, des associations viennent au secours des démunis, aidées par diverses institutions (ambassades, UNESCO, Rotary Club), par l'église et parfois la préfecture. Pour certaines, comme la communauté israëlite, c'est l'occasion d'inciter leurs professeurs, avocats et médecins à y faire leurs premières armes en se frottant à la réalité.

Ses représentantes nous l'exposent alors que nous nous engageons dans le dédale des ruelles. Elles sont bien habillées et finement maquillées. Parlant français, elles nous traduisent les explications du guide auquel nous a confiés Luiza. Tous les mardis matin, l'association communautaire Monte Azul organise une visite pour exposer son travail et se gagner des sympathies.

"Ici, c'est le grand luxe !" s'exclament-elles en allant de surprise en surprise. Elles sont habituées à plus de violence, plus de saleté et plus d'indifférence. Là où vivent 400 familles, à part le ruisseau qui fait office de grand collecteur, tout sent bon. Pas de cris. Pas d'oisifs. Pas de troupe d'enfants en guenilles. Une favela modèle. C'est un village tranquille accroché au flanc de la colline, où se serrent des bicoques de bois, de tôles ou de briques, quelques-unes entourées de jardinets.

L'association qui peut légitimement s'attribuer ce succès invoquera les justesse des principes steinériens. Elle a pour elle la durée. Fondé en janvier 1979 par une pédagogue qui vivait à proximité de la favela, le projet, réduit à l'origine à une petite école, obtint l'aval de la préfecture et le soutien financier d'organismes suisses et allemands. Peu à peu, le projet s'étendit à tous les aspects de la vie sociale. Il se dota d'une organisation stable (un comité directeur réuni une fois par semaine) et s'appuya moins sur des volontaires que sur des "fonctionnaires" payés par la communauté.

Aujourd'hui Monte Azul (Mont Bleu) rétribue 109 personnes, favelados ou extérieurs. Ce sont elles qui assurent le fonctionnement de la crêche Cosme e Damîa, du jardin d'enfants Vamos Brincar, de l'école, de la cantine, de l'école complémentaire, du centre de soins où consulte Luiza, de l'atelier de tissage pour adolescents déficients, de papier recyclé, de menuiserie, du centre de tri des ordures ménagères, de la boulangerie, du centre culturel, de la bibliothèque.

L'ensemble de ces activités est encore déficitaire. Mais l'objectif reste à terme l'autofinancement.

Les "fonctionnaires" passent une période d'essai de 3 mois au bout de laquelle leur embauche est entérinée et leur salaire doublé s'ils font l'affaire. Ils suivent un cycle de formation continu. A ces postes, les candidats se bousculent. Un examen d'aptitude les départage. En dernier ressort, le comité directeur statue.

A la crêche, à l'école, on applique les principes de la pédagogie Waldorf. A la cantine, on mange les produits de la ferme agrobiodynamique de Botucatu. A l'atelier de papier recyclé, on confectionne des agendas émaillés de maximes anthroposophiques. A la menuiserie, on fabrique des meubles de style anthroposophique (c'est là que se fournissent Luiza et Attila). A la boulangerie, on cuit du pain complet. A la bibliothèque trône le portrait de Rudolf Steiner jeune et au centre de soins, la Madone et Saint Sixte de Raphaël.

Favela sur fond d' anthroposophie ou anthroposophie sur fond de favela ? Luiza d'un mot tranche : "la différence entre Monte Azul et les autres associations caritatives, c'est que nous, nous voulons le paradis tout de suite".

Pour juger si l'ant n'est pas réservée à une élite de bonne volonté, si elle inaugure un modèle de société réellement universel et peut représenter une alternative crédible à la misère, à l'injustice, à l'ignorance et à la violence, il faut attendre quelques années, le temps qu'arrivent à l'âge adulte les enfants de la favela qui ont grandi sous son aile. Quelle sorte de Brésiliens seront-ils ?

Un détail me trouble. Je lis qu'il y a encore, outre les équipements communautaires où nous avons été reçus avec bienveillance dans des locaux propres et gais, un groupe de théâtre, un comité d'habitants, un groupe de femmes, une coopérative, un planning familial et une assistance juridique, des cours du soir, potagers et vergers... De la vie, tous les moments sont pris en compte, sauf la vieillesse. Ce que nous nommons le troisième âge ne fait l'objet d'aucune collectivisation. Pourquoi ?

Deux fois par an, la favela se réunit en une AG-fête baptisée "Dia da Alegria" - jour de joie.

Nous rapportons de cette excursion une image toute nouvelle. Elle est sans doute surperficielle puisque nous ne pouvons pas la confronter à d'autres, comparer les résultats, sonder l'opinion des favelados. Mais cette image suscite l'espoir. En France, la misère est à la fois officiellement assistée et honteuse. Elle se concentre dans des cités-dépotoirs sans âme. Au Brésil, la favela surgit spontanément, se donne un nom et une organisation. Elle s'assume, se prête à des expériences novatrices.

Une rue sépare les résidences de Monte Azul, le corps du chancre, le quartier en dur de cet amoncellement bancal. Au-delà de cette rue s'étendait autrefois un flanc de colline en friches. Une famille s'y installe, puis une autre et d'autres encore. Elles construisent nuitamment des cabanes en bois. Si le propriétaire les expulse, les squatters perdront la place mais pas les planches. Le propriétaire ne se manifeste pas. Alors on remplace le bois par la brique, les tôles par des tuiles. D'autres familles s'agglutinent. Des ruelles se dessinent. Les habitants finissent par obtenir l'eau et l'électricité. Ils creusent des égouts de fortune. Au bout de 5 ans, par un droit tacite, ils deviennent propriétaires de leur gourbi. Ils pourront le vendre à de nouveaux candidats. Ils sont nombreux. Monte Azul, c'est haut standing. Chaque foyer y a la télévision. Beaucoup possèdent une voiture qu'ils garent à la périphérie.

Favela haut de gamme ici, au Sud. Mais ailleurs, là où ne pénètrent pas l'église, le syndicat, les associations, ni même la police, comment c'est ? Est-il même permis d'en juger ?

 

 

De retour à la maison, je parcours le journal du Comité Fédéral Médical, une des trois entitades auxquelles adhèrent les médecins pour défendre leurs intérêts. Il titre "la crise dans la santé". Les médecins se plaignent de percevoir des honoraires en constante baisse. Au Brésil, il n'y a pratiquement pas de médecine rurale, faute d'infrastrutures. Les médecins se multiplient dans les villes. Leur surnombre, ajouté aux déficiences du système de santé publique, les place en position délicate pour négocier leur rémunération. Ils sont de plus en plus fréquemment payés à la demi-journée et non plus à l'acte.

ll m'expose les principes de la santé publique. Les soins gratuits sont dispensés par des hôpitaux publics en nombre insuffisant et sous-équipés. Quand un favelado tombe malade par exemple, on le transporte à l'hôpital le plus proche. Là, il fait la queue. Si la queue est trop importante, on le transporte dans un autre établissement. Si son état nécessite une hospitalisation, il faudra lui trouver un lit, dans une salle ou à défaut, dans un couloir. Un simple matelas à même le sol sera souvent son lot.

En revanche, si le malade a cotisé à une assurance-maladie, il aura accès à un hôpital privé qui lui proposera, selon le niveau de couverture qu'il aura choisi, chambre individuelle, matériel ultra-moderne et grands noms de la médecine.

L'assurance est vendue par des compagnies (aucune n'assure contre le cancer et le sida). Elle représente pour une famille une dépense exorbitante. Luiza ne peut se l'offrir.

Les compagnies sont toutes puissantes. Elles alimentent les campagnes publicitaires les plus spectaculaires. Autre empire, celui des multinationales pharmaceutiques. Elles prennent en charge les études des futurs médecins pour se les attacher.

 

 

L'après-midi, nous accompagnons notre amie à la clinique Tobias. Avec la crise, sa clientèle s'est réduite. La clinique bat de l'aile. Elle va redéployer ses activités, ouvrir bientôt une maternité. A la clinique est liée une institution d'accueil d'enfants handicapés mentaux où Luiza exerce également. Certains de ces enfants bénéficient d'une bourse. Mais, en règle générale, les clients appartiennent aux milieux aisés. Ainsi notre amie se partage-t-elle, avec une égale motivation, entre riches et pauvres.

Ce dévouement à une humanité victime - de la misère ou de la nature - est digne d'admiration. Ce n'est pourtant pas un sacerdoce. Luiza le professe sans notion de charité. Elle est payée. Son métier est de soigner sans distinction.

A 17 heures a lieu le match Brésil-Suède. Il est annoncé par une pétarade dont retentit la ville sur laquelle se couche le soleil. Devant le poste de télévision, nous sommes attroupés, enfants et adultes. Impossible de rester insensibles. Spontanément, nous épousons le parti de l'équipe brésilienne et vibrons à l'unisson. Pourtant, elle joue mal. N'ayant pas besoin d'une victoire pour se qualifier, l'équipe aux couleurs jaune et vert semble ménager ses efforts. Attila peste. Le résultat - 1 à 1 - déclenche de nouveau un concert de klaxons et d'explosions qui se prolonge une heure durant. On croirait que la guerre vient d'éclater.

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