UNE

 


pointe du Skeul

 

 

 


Port Donnant

 

 

 

 


Phare de Kervilahouen

 

 

 

 


Sauzon

 

 


Le Palais

 

 

 


Château amer de Quiberon

 

 

Belle-Ile en mer

(avril 1988 avec Danielle, Lisa-Mai, Pablo)

 

Nous sommes venus voir le soleil sortir de ce premier jour, du haut de la Pointe du Skeul, " l’Échelle " - ces falaises s’avançant parallèlement dans l’océan font effectivement une échelle que le regard gravit de cran en cran jusqu’à se perdre là où l’astre de lumière se perd lui-même, derrière la brume.

L’air chaud et caressant porte l’écho des vagues. Un tourbillon de goélands s’abat sur un rocher isolé.

Dans les parages des récifs, l’ordre de la houle se disloque. Le mouvement est perpétuel. L’œil ne retient que ce chaos, ce bouillonnement qui, dans l’ombre naissante, signale la puissance de l’élément qui s’endort pourtant, confiant.

De mémoire d’homme, l’océan fait le siège de l’île. Le calme prépare l’attaque, le baiser précède le choc. Le flot emporte dans son élan l’immobilité de la terre à laquelle à chaque assaut il arrache une parcelle.

Quand on approche Belle-Ile par le ferry, le panorama qui s’offre est dominé, comme asservi par la forte carrure d’une citadelle à tribord. Elle est le symbole de l’île, qui n’est elle-même qu’une vaste forteresse de 20 km de long et 8 km de large.

Le lendemain à Port Donnant, je suis frappé par une idée inverse. J’ai l’impression, en découvrant toutes ces échancrures, grottes, anfractuosités, cavernes et fissures, que la terre se donne à la mer, qu’elle écarte les jambes pour recevoir la vague et l’écume avec une volupté tonitruante.

Le micaschiste cède au sable blond qui fait comme un épiderme sensible dans lequel le promeneur s’enfonce. On regarde l’empreinte de ses pas. On sait qu’elle sera bientôt et pour toujours effacée par un amant plus puissant que soi, être à la fois mâle et femelle, océan et mer…

Mais en cette époque encore froide qui interdit de le pénétrer, cet être est décidément mâle.

Sous sa garde, des démangeaisons d’enfant nous parcourent. Dans la grève lisse, nous traçons les limites d’une marelle et plusieurs fois, un galet pour jalon, nous faisons le saut de la terre vers le ciel.

Terre, ciel… et la mer qui nous regarde.

Ou bien l’océan, pris au piège des calanques, après s’être débattu, capitule dans le cul-de-sac. Des chevelures de goémons verts et bruns couvrent les roches plongées dans le miroir qu’elles écornent. L’eau est si calme et si claire, captive, domestiquée par la terre à cet endroit, qu’elle s’efface humblement pour laisser voir ses mystères.

Les algues ont arrondi les angles de la pierre et émoussé ses tranchants. Mais il est non moins difficile de progresser sur un tapis aussi visqueux. Il faudrait ramper, glisser en s’aidant des bras, à la manière gauche des lamantins. Au demeurant, des sirènes, on ne perçoit que le chant, quand la brise se met à souffler.

L’île recèle des raretés qui ne sont pas toutes belles. Sa situation, sa configuration, ses défenses naturelles ont tenté les dictatures. Vauban y construisit pour Louis XIV la célèbre forteresse où les opposants durant trois siècles se sont succédé, prisonniers et suppliciés.

Je ne conseille pas la visite. Elle démoralise. D’immenses murs aveugles ont contenu la misère et l’humiliation. Des oubliettes aux cachots, pour aboutir aux prisons militaires, de Louis XIV à Napoléon III, pour finir avec l’occupation allemande, les conditions semblent s’améliorer et la cruauté perdre en imagination, mais le principe reste le même : neutraliser et faire souffrir une personne humaine déclarée ennemie, la soustraire à l’humanité, à sa propre humanité.

Depuis la Libération, la prison ne sert plus. Mais c’est encore à Belle-Ile que fut relégué en 1957 , Messali Hadj, le plus prestigieux des fondateurs de l’indépendance algérienne.

Jour après jour, nous avons longé la côte par des sentes escarpées qui mènent aux criques qu’on nomment ici " pors ". Les récentes tempêtes, spectaculaires nous a-t-on dit, ont abandonné sur les rocs et les galets des immondices qui nous rappellent amèrement que tous les égouts du monde finissent dans la mer.

Certains font notre bonheur. Ce sont les éclats de verre multicolores qui, roulés et sucés par les vagues, ont pris l’allure de gemmes. Comme des orpailleurs, nous les collectons fébrilement, en remplissons nos poches, subjugués comme les Indiens devant la verroterie des conquistadores.

L’île est plate. Ses deux hauteurs sont, au centre, le phare de Kervilahouen et au nord, le phare des Poulains. Ici et là, quelques conifères que la bourrasque a décimés.

L’herbe est rase. Les moutons et les vaches, et le vent, ne se lassent pas de la brouter.

Les ronces entourent les chemins ou gardent le littoral. Les ajoncs épineux éclairent le paysage de leurs fleurs odorantes. Les passereaux y trouvent refuge. La bruyère et l’oyat retiennent le sable des dunes et des promontoires érodés. Dans les prés, les narcisses jettent des taches blanches.

On ne soupçonne pas qu’une terre si douce, presque fade, puisse s’achever en convulsions au contact de l’océan.

L’île compte deux ports. Le premier, le plus grand, est celui auquel les courriers accostent : Le Palais. La ville masse ses façades blanches au-dessus de la rade. L’encombrement qu’on devine du large se confirme dès les premiers pas sur terre.

Tous les jours s’y tient un petit marché où mareyeurs et femmes de marins vendent la pêche du jour. Mais les côtiers ne sont plus au mouillage. Les sardiniers d’antan ont cédé la place aux bateaux de plaisance.

On vit aujourd’hui de souvenirs. Certains sont vivants. On les rencontre à la sortie des estaminets. Ils ont la peau rouge, la barbe calamistrée, la casquette ou le bonnet vissé sur la tête ; leur démarche est hasardeuse.

Le deuxième port se trouve également orienté vers le continent, au nord ; c’est Sauzon, havre modeste et serein. Il se distingue par l’Hôtel du Phare au bout du môle. La haute construction blanche se termine en effet, c’est la seule à Sauzon, par un toit de tuiles. Imaginez la lumière que peut faire ce rectangle rouge, que le lichen a doré, dans le bleu du ciel et de la mer !

Des curiosités, il y en a assez pour attirer par cars entiers les touristes : la Pointe des Poulains et ses récifs à forme animale, que Sarah Bernard a fréquentée. La grotte de l’Apothicairie dont les mouettes tridactyles habitent les parois à la façon des fioles sur les étagères d’un apothicaire. Les aiguilles de Port Coton sur lesquelles les embruns éclatent en libérant une abondante ouate. Le phare de Kervilahouen dont l’ascension vous prend le souffle. Le camp de César où les goélands au printemps nidifient…

L’île comporte deux faces. L’une tournée vers le large et la tourmente, l’autre vers la France qu’on aperçoit par temps clair. De l’autre côté de la Teignouse, on pourra même distinguer le Château qui sert d’amer au bout de Quiberon.

Nous débarquons et très vite, mais furtivement, un sentiment nous effleure : cette France et au-delà, le continent, auquel nous touchons n’est qu’un île, gigantesque, mais une île après tout : l’océan est partout.

 

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