UNE


À TRAVERS L’AUSTRALIE
Par m. le colonel P. Egerton Warburton

Tour du Monde
, 2e semestre de 1875

 

  • CHAPITRE IV
    (fin)

Dispositions testamentaires. - Lewis trouve de l'eau. - Charley blessé par les indigènes. - Lewis part à la recherche de l'Oakover - Bonne nouvelle. - Sortie du désert. - La rivière. - Le dernier chameau. - Arrivée à la côte. - Réception enthousiaste.

Le 12, je prends la résolution d'envoyer en avant Lewis, deux chameliers et Charley, avec les chameaux les plus vigoureux, afin qu'ils essayent d'atteindre le plus vite possible la rivière, dont ils nous rapporteront de l'eau, s'ils réussissent. Je resterai en arrière avec mon fils et un autre de nos compagnons; nous avancerons autant que nous le pourrons avec nos bêtes harassées. Mais ce projet échoue; les chameaux sont incapables de prendre une allure rapide et nous rattrapons presque immédiatement ceux que nous avions envoyés en avant.
Je n'ai plus d'espoir, car je ne peux plus me soutenir, et je n'atteindrai pas la rivière. Je donne à Lewis mes instructions qui le justifieront, si je meurs, de m'avoir abandonné, et je prends toutes les dispositions nécessaires pour assurer la conservation de mon journal et de mes cartes.
S'il ne plaît pas à Dieu de nous sauver, nous ne pouvons vivre plus de vingt-quatre heures. Nous sommes à notre dernière goutte d'eau, et la plus petite miette de nourriture sèche m'étouffe. Je crains que mon fils ne partage mon sort, car il De voudra pas m'abandonner. Que Dieu ait pitié de nous : nous sommes à la dernière extrémité! Quand la mort nous atteindra, nous ne regretterons pas d'échanger l'état misérable où nous sommes pour le repos dont jouissent ceux qui ont souffert. Nous nous sommes efforcés de faire notre devoir, et nous avons été déçus dans toutes nos espérances. Cette région est terrible. Je ne crois pas qu'on ait jamais traversé une étendue aussi vaste de désert continu.
Richard a tué un petit oiseau pas plus gros qu'un moineau, mais qui m'a fait du bien.

Le 14, à midi, au moment où je buvais lentement dans la solitude une cuillerée d'eau, Lewis est arrivé avec une outre plaine. Jamais je n'oublierai le moment où je bus une longue gorgée à cette outre; mais j'étais si faible que je perdis presque connaissance quand je m'arrêtai. Ceux de nos compagnons qui étaient en avant ont découvert un puits à environ vingt kilomètres. Nos vies sont sauves, mais le pauvre Charley a manqué d'être tué. Il était allé rejoindre le campement indigène, en marchant seul en avant. Il avait été bien accueilli; on lui avait donné de l'eau; mais quand il poussa le cri de ralliement pour appeler ses compagnons, et lorsque les autres chameaux apparurent, les indigènes, sans doute effrayés, et croyant à un piège de Charley, étaient tombés, sur lui, lui avaient fait plusieurs blessures et lui avaient presque brisé la mâchoire, Si ses compagnons n'étaient accourus à son secours, il aurait été tué.
Nous essayâmes d'aller vers le puits; mais nos chameaux étaient absolument sans forces, et nous en tuâmes encore un qui ne pouvait plus bouger. Mon fils et White allèrent chercher de l'eau au campement. Lewis et moi nous découpâmes le chameau; nous envoyâmes une partie de l'intérieur à Charley pour qu'il pût se faire une soupe, et d'autres morceaux pour les chameliers.
Nous n'avons plus que cinq chameaux, et l'un d'eux est si faible qu'il ne peut porter une selle; mais j'espère maintenant que nous pourrons atteindre l'Oakover. Le 15, nous nous rendons au campement, où je trouve Charley mieux que je ne le supposais. Je crois qu'il survivra à ses blessures. Ce que les Australiens peuvent supporter en ce genre sans mourir est tout à fait extraordinaire.

17 novembre. - Je ne quitterai plus cet asile tant que je ne saurai pas à peu près à quelle distance nous sommes de la rivière. Je ne veux plus risquer de franchir des distances inconnues, car deux fois cet essai a failli nous faire périr. Je pensais, il y a quelques jours, que nous en avions fini avec les dunes. C'était une erreur, car nous en avons tout autour de nous autant que jamais.
Nous resterons sans doute ici plus d'une semaine. Lewis va partir à la recherche de la rivière; il ne peut guère être revenu que dans cinq jours, et quand il reviendra, il faudra donner deux jours de repos aux chameaux. Nous augmentons ainsi sans cesse la durée de notre voyage, et de moment en moment l'inanition nous menace davantage. Nos aliments sont aussi détestables et en aussi petite quantité que possible. La chamelle dont nous nous nourrissons était très vieille, tout à fait desséchée, usée, et sa chair ne peut nous fournir aucun aliment. Mais nous avons de l'eau, en abondance, ce qui est une inestimable bénédiction, et ôte, relativement toute importance à nos autres privations.

19 novembre. - Mon fils est si faible qu'il peut à peine remuer. Nous n'avons plus à manger que pour une semaine, et notre nourriture est telle que nous sommes à peine en état de nous tenir debout ; pour faire un travail quelconque, la force nous manquerait. Si je suis obligé de tuer encore un chameau, il faudra que l'un de nous aille à pied; et qui de nous peut supporter cette fatigue?

22 novembre. -Nous avons tué un milan qui a fait notre dîner. Nous n'avons de viande séchée que pour deux jours. Nous mangeons aussi de petits fruits qui croissent dans les alentours; les graines qu'ils contiennent sont d'une amertume insupportable, et il faut les retirer avec soin. (Il est fort heureux que nous les ayons retirées, car nous avons appris depuis que c'était très-probablement du poison.)

Le 25, à cinq heures du soir, Lewis revient. Il a pu toucher les sources de l'Oakover; elles sont plus éloignées que je ne le pensais, mais peut-être peut-on abréger le chemin en allant plus à l'ouest. Comme nous sommes tous réunis, nous tuons un nouveau chameau, et faisons un large repas avec son cœur et son foie.

Le lendemain, nous préparons la viande. de notre chameau. La chaleur, qui avait été si accablante pendant longtemps, diminue depuis quelques jours, ce qui est pour nous un grand soulagement.

Dimanche 29 novembre. - Mes compagnons se sont joints à moi aujourd'hui pour dire les prières du dimanche. Nous avons fait notre dernier bouillon d'os de chameau, bouillon qui ne vaut pas l'eau claire. Nous entamons notre provision de viande séchée, et il paraît certain qu'il nous faudra tuer encore un chameau avant d'atteindre la rivière. Un chameau paraît un très-grand animal; mais proportionnellement il fournit peu à manger, et il ne nous reste que cet aliment ; nous n'avons plus même une pincée de sel. Il faut quarante-huit heures d'ébullition pour cuire un morceau, mais il est alors très-bon.

1er décembre, nous partons à dix heures du soir. d'entre nous vont à pied. Nous n'avançons donc lentement ; les dunes et les plaines sont très-fatigantes. Quand nous campons les fourmis nous empêchent de dormir.

Le 4, je deviens si malade que je ne peux plus me tenir en selle sur le chameau, où il faut que l'on m'attache étendu sur le dos. On imagine quels cahots j'endure quand l'animal gravit les pentes escarpées des dunes. A deux heures un quart du matin, nous sortons enfin de ces éternelles collines de sable, où avons été si longtemps ensevelis, et nous atteignons une chaîne de hauteurs rocheuses. Nous sommes hors du désert, et nous rendons grâce de ne pas y avoir péri. Si nous pouvons nous procurer un peu de nourriture près de la rivière et sauver nos chameaux, nous n'aurons plus qu'à suivre doucement le cours de la rivière. Je ne peux décrire la joie que nous ressentons en apercevant de nouveau de l'eau courante. Les chameaux se comportent bravement et nous font faire trente-deux kilomètres en sept heures. Mes compagnons tuent, non sans peine, quelques oiseaux qu'ils ont la bonté de m'offrir. Je vais mieux; mon fils, qui est très-faible, tombe et se fait une blessure grave à la jambe.

Le 6, nous voyons des arbres le long du ruisseau! Combien la végétation paraît belle à nos regards si fatigués des aspects de la terrible région que nous venons de traverser ! Nous campons sur la rive et nous tuons encore un chameau. Nous prenons quelques petits poissons qui nous font beaucoup de bien. Malgré cette nourriture, je peux à peine me soutenir. Les fourmis nous empêchent toujours de prendre un seul moment de repos. Je constate avec le plus grand chagrin que mon baromètre anéroïde est abîmé. J'aurais dû en emporter deux. Nous cherchons à prendre des poissons, mais nous ne réussissons pas. Un filet vaudrait pour nous son pesant d'or. Que les voyageurs en Australie n'oublient pas à l'avenir d'en emporter !
Depuis trois jours nous avons des aliments frais, nous n'en sommes pas plus forts. En fait, nous nous épuisons davantage de jour en jour. Sans farine, nous ne retrouverons jamais assez de forces pour marcher. Le mieux serait d'envoyer deux d'entre nous en avant jusqu'au premier établissement, d'où l'on nous rapporterait des aliments et une voiture. La route est pénible, mais le pays est très-beau; j'ai vu peu de gorges aussi pittoresques; le ruisseau roule des eaux d'une abondance surprenante.

Le 11, nous touchons l'Oakover, large et imposante rivière. Avec quel sentiment de reconnaissance nous nous mettons à l'abri du soleil sous les ombrages qui bordent ses rives ! Après les mois que nous avons passés dans les redoutables collines de sable où nous avons été brûlés si longtemps, que ces arbres nous paraissent splendides !

Le 13, Lewis et un Afghan partent avec les deux meilleurs chameaux; je les envoie à l'établissement de MM. Harper et compagnie. J'ignore à quelle distance il se trouve; je ne sais même pas s'il existe encore, mais c'est notre seule chance de salut.
Quant à nous, nous installons notre campement le long de la rivière. Nous aurions voulu aller en avant pour diminuer la distance que Lewis aura à parcourir à son retour; mais nous sommes tous incapables de marcher, et le seul chameau que nous ayons a comme nous trop souffert de sa traversée du désert. Quoiqu'il ait maintenant à boire et à manger, il reste épuisé. Nous cherchons à nous nourrir de poissons et de gibier, mais en somme c'est la viande de chameau séchée qui fait le fond de notre nourriture.

Le 15, une forte pluie qui survient nous est très pénible, car nous n'avons ni vêtement ni abri.

Le 19, le beau temps étant revenu, nous en profitons pour tuer notre dernier chameau, le couper et l'exposer au soleil.

Le 21, nous faisons sécher notre viande de chameau et nous prenons un bain.

Le 23, nous découvrons un peu de miel ! Après avoir été si longtemps privés de sucre, c'est pour nous une nourriture délicieuse. Nous prenons aussi quelques oiseaux.

29 décembre. - Lewis ne revient pas. Si l'établissement de pionnier sur lequel je compte a été abandonné, si Lewis est obligé d'aller jusqu'à Roebourne, près de la côte, il ne peut pas être de retour avant trois semaines, et à moins que Dieu ne nous protège, nous ne pouvons pas vivre jusque-là avec les seules ressources si insuffisantes que nous réussissons à nous procurer. J'ai pourtant bien fait d'envoyer Lewis à la recherche de cet établissement. Si mon plan échoue, sa vie et celles des deux compagnons qu'il a emmenés auront du moins été sauvées.
Peu d'heures après le moment où le colonel Warburton traçait ces lignes sur son journal, Lewis reparaissait avec des provisions abondantes et six chevaux. Il avait trouvé l'établissement vers lequel il avait été envoyé, et on s'était aussitôt empressé de mettre à sa disposition tout ce qui était nécessaire aux malheureux explorateurs.

Le 3 janvier, le colonel Warburton quittait son campement, et le 11 il arrivait à l'établissement de MM. Grant , Harper et Anderson. Son exploration était terminée. Parti du cœur de l'Australie, il avait réussi à rejoindre la côte occidentale du continent à travers le désert, qu'il avait reconnu dans des parties jusqu'alors complétement inexplorées. Grâce aux soins qui furent prodigués aux voyageurs, ils purent repartir le 21 pour Roebourne, petit ville sur le rivage de l'océan Indien. Là ils furent accueillis par des fêtes et des adresses enthousiastes qui devaient se renouveler partout sur leur passage jusqu'à leur retour à leur foyer. Toute l'Australie tint à honneur de témoigner sa reconnaissance au courageux explorateur, qui reçut bientôt de l'Angleterre elle_même le plus haut témoignage qu'il pût souhaiter : la Société royale de géographie a décerné en médaille d'or au colonel Warburton.

 

Le secours. - Dessin de D. Maillart.

 

Pour extrait et traduction : Emile DELEROT.