UNE


À TRAVERS L’AUSTRALIE
Par m. le colonel P. Egerton Warburton

Tour du Monde
, 2e semestre de 1875

 


  • CHAPITRE III

 

Encore un chameau perdu. - Rareté des puits. Rencontre d'indigènes. - Fourmis impitoyables. - Famine croissante.

 

4 octobre. - Le chameau de selle de Lewis, qui avait été jusqu'à présent un de nos meilleur, cesse de pouvoir servir ; sur sept chameaux de selle, c'est le cinquième que nous perdons.
Nous partons le dimanche 5, à trois heures quarante-cinq minutes du matin, et nous atteignons un puits à huit heures et demie. Nous avons été obligés de nous reposer souvent, car il nous fallait couper des collines de sable à angle droit.
Ce puits ne nous donne pas la quantité d'eau nécessaire. Nous travaillons toute la nuit pour en faire apparaître davantage; il nous faut trois heures pour obtenir la valeur d'un seau; nous réussissons à donner cette quantité à chacune de nos bêtes. Nous tuons un chameau boiteux pour le manger.

Le 6, nous découpons et salons notre chameau. Lewis et Charley continuent à explorer les environs. Au moment où je craignais d'être obligé de partir pour notre dernier campement, Richard et Lewis reviennent avec de bonnes nouvelles. Ils ont trouvé un puits qui sauve la vie à deux ou trois de nos chameaux.

 

Le 8, nous partons à six heures avec les bagages pour gagner notre nouveau campement. Afin de ménager nos chameaux, j'allais à pied. A un moment où j'étais seul en avant, j'entendis tout à coup derrière moi du bruit. Je me retourne et je vois neuf noirs armés qui approchaient en courant. A environ douze ou quinze mètres, ils s'arrêtent; deux d'entre eux font mine de me menacer de leur lance, mais plutôt par bravade je crois, que sérieusement; j'avance alors vers eux le revolver à la main; ils abaissent leurs armes, et nous essayons de nous comprendre, sans réussir. Pendant qu'ils baragouinaient, j'entendis au loin une détonation. Je ne voulus pas répondre à ce signal, car je n'avais que trois coups à tirer; mes amis noirs auraient pu croire qu'une décharge épuisait mes moyens de défense, et avoir l'idée de commencer les hostilités. J'allai avec eux à leur camp et pris un peu d'eau.
Les femmes et les enfants ne s'approchaient pas; mais les indigènes qui avaient une barbe grise comme la mienne fraternisaient avec moi; nous passâmes mutuellement la main sur nos barbes, je ne sais pas bien pourquoi, à moins que ce ne fût pour nous assurer qu'elles n'étaient pas attachées; après cette petite formalité, nous fûmes bons amis.
Je les quitte bientôt et me rends à notre campement avec mes compagnons qui m'ont rejoint. Nous y restons plusieurs jours pour permettre à nos chameaux épuisés de reprendre des forces; car nos existences dépendent de la possibilité pour eux de traverser le désert.
Nous tuons quelques oiseaux, ce qui nous permet de ménager nos provisions; nous nous efforçons aussi de conserver le plus longtemps possible ce qui nous reste de farine et de thé.

Le 14, nous gagnons le camp des indigènes; nous n'y trouvons plus personne. Notre intention est d'avancer de quatre-vingts à cent kilomètres à l'ouest, et, si nous découvrons encore de l'eau pour faire boire nos chameaux, nous réunirons tout ce que nous aurons encore de forces pour gagner enfin la rivière Oakover.

Le 15, le puits du camp ne nous donne plus d'eau que pour notre usage personnel; nous sommes obligés de renvoyer les chameaux à la station précédente. Je fais suivre les traces des indigènes; mais ils sont allés vers le sud-est, et il nous est impossible de prendre cette direction; nous devons toujours aller le plus Possible à l'ouest.

Le l6 au matin, c'est de ce côté que nous marchons, autant que nous le permettent les collines de sable, acceptant de la Providence ce qu'elle voudra bien nous envoyer. Nous sommes dans les mains de Dieu et, pour ma part, je n'éprouve ni crainte ni tristesse.


Le dernier chameau

La région que nous traversons est plus sèche que toutes celles que nous avons vues récemment. C'est en vain que nous cherchons un nouveau puits, et le 19, il faut revenir sur nos pas. Nous ne pouvons plus nous accorder pour nos repas qu'une cuillerée de farine délayée avec de l'eau; nous y ajoutons du chameau séché au soleil et, des graines d'acacia rôties. Le 20, ,nous avons tué un pigeon. Le soir, nous tuons un chameau qui a été blessé au dos ; dans un jour ou deux il serait incapable de marcher, et il tomberait pour devenir la proie des mouches qui accourent aussitôt en nombre prodigieux avec une incroyable rapidité. Ces mouches sont un insupportable fléau; elles se jettent sur les oreilles, les narines, les yeux du voyageur, qui ne peut s'en défendre, qu'avec un voile, en se frottant d'onguents spéciaux, surtout autour yeux. D'une petite égratignure, ces mouches font une plaie de mauvaise nature.

Le 21, nous découpons et salons notre chameau. L'intérieur nous donne un bon souper et un bon déjeuner. Ce chameau est bien meilleur que la vieille chamelle usée que nous avons déjà mangée.

Le 22, j'envoie deux hommes à la recherche de l'eau vers le sud, avec des provisions pour trois jours. La marche en avant, dans n'importe quelle direction, sauf l'est, vaut mieux que la prolongation de notre séjour ici, qui est aussi fatigante que dangereuse.

Le 25, nous avons salé tout le chameau; depuis le 20, nous vivions de ses cartilages et du bouillon fait avec ses os.

Le 26, Lewis et Charley reviennent ; ils ont trouvé vers le sud des puits passables. Nous irons de ce côté dès que les chameaux qui arrivent seront reposés.

Le 29, une autre catastrophe survient : un de nos plus grands chameaux tombe malade; si nous le perdons, nous n'en aurons plus que cinq, et sur ces cinq animaux, deux sont très-faibles et très-peu sûrs. C'est tout ce qui nous reste pour porter sept hommes, les provisions et l'eau. Les provisions sont bien peu abondantes, mais l'eau est très-lourde et absolument indispensable..

Le 31, le chameau va mieux; nous partons à quatre heures et quart du matin. Nous arrivons assez bien au puits qui, nettoyé, peut nous rendre les services que nous attendons de lui. Nous sommes tous heureux et reconnaissants d'avoir pu quitter enfin notre station et marcher en avant. En, revanche, nous avons à souffrir horriblement des fourmis, qui sont pour nous des ennemis intolérables. Le sable en est littéralement couvert, et, en frappant du pied, on en fait apparaître des milliers. Lorsque, exténués de lassitude, nous nous étendons à l'ombre d'un buisson, aussitôt ces impitoyables insectes non-seulement nous empêchent de dormir, mais ne nous permettent même pas de rester couchés. Il n'y a pas de vêtement qui puisse défendre contre les morsures de leurs vigoureuses mandibules, et il faut, de désespoir, aller se coucher sous le soleil brûlant, là où la chaleur est trop forte même pour les fourmis. On est obligé de renoncer au bien-être que donnerait un peu d'ombre. La nuit même, on n'a pas plus de répit que pendant le jour.

4 novembre. - Nous commençons la traversée du désert qui nous sépare de la rivière Oakover. Que Dieu nous donne la force de l'achever ! Richard est très-souffrant, et je ne le suis pas moins. Les dunes de sable sont plus fatigantes encore que d'habitude, et nous ne pouvons pas aller aussi vite que nous le pensions. Pendant quelques heures, une éclipse de lune nous plonge dans l'obscurité; nous avançons cependant assez bien. Mais pourrai-je continuer le voyage ? J'en doute ; car je suis réduit, par la soif, la famine et la fatigue, à l'état de squelette, et je suis si maigre, si faible que je, peux à peine me soulever de terre et marcher quelques pas.
Pendant toute la journée, nous avons cru que Charley était perdu; il était parti à pied depuis le matin et n'a pas reparu à l'heure convenue. Nous ne pouvions retarder notre départ : le peu d'eau que nous avions ne nous le permettait pas ; d'un autre côté, abandonner Charley, c'était le condamner à périr . Après l'avoir attendu jusqu'à neuf heures du soir, il fallut partir. Nous avions fait environ douze ou treize kilomètres, quand, à notre immense joie, Charley nous rejoignit ! Le pauvre garçon, malgré les fatigues de la nuit précédente, avait fait plus de trente kilomètres à pied. Il avait rencontré un groupe d'indigènes assez nombreux et vu leur puits. Cette bonne nouvelle nous rendit des forces à tous. Il nous sembla que la main de la Providence était visible dans cette circonstance. Si nous avions avancé ou retardé notre départ de dix minutes, Charley ne nous aurait pas retrouvés, et par suite tous les membres de l'expédition auraient très-probablement péri de soif. Nous nous dirigeâmes aussitôt vers le campement d'indigènes indiqué par notre énergique et courageux compagnon.
J'étais si épuisé qu'il était évident que je n'aurais pu avancer plus longtemps avec aussi peu de nourriture et d'eau. Grâces soient rendues à Dieu qui nous a conduits là où je pouvais trouver ce qui nous étaient si nécessaire !

Après nous avoir donné par échange un wallaby qui nous servit de nourriture, les indigènes disparurent dès le lendemain matin. Nous n'avions plus à compter sur eux pour nous secourir. J'espérais n'être qu'à trois journées de l'Oakover, et nous rencontrerions sans doute quelque affluent avant de toucher la rivière elle-même. Certains signes semblaient nous annoncer une région moins dépourvue de moyens de subsistance. Dans ces terribles dunes qui opposaient tant d'obstacles à notre marche, il n'y avait absolument rien. La chair de chameau séchée au soleil ne nous donnait qu'une apparence d'alimentation Nous ne sommes pas difficiles, nous aurions mangé tout ce que nous aurions trouvé; mais nous ne trouvions rien, pas même un corbeau, ou un serpent .

Aux dunes de sable succèdent les plaines couvertes de spinifex serré; mais là, nous rencontrons, avec quel bonheur! deux ou trois lits de cours d'eau qui, autant que nous pouvons en juger dans l'obscurité, se dirigent du sud au nord. Le sol semble s'élever. Après avoir bien étudié la région, nous continuons sud. Nous ne pouvons faire dans toute la nuit qu'une trentaine de kilomètres, et nous avons encore une bien grande étendue de pays entre nous et la rivière. Nous n'avons plus ni farine, ni thé, ni sucre ni se1 ; nous ne pouvons donc saler notre viande. Nous ne vivons que de bandes de chair séchée au soleil, et qui sont aussi dépourvues de goût, aussi peu nutritives qu'un morceau d'écorce sèche.