UNE

JOURNAL
DE 1980 à 1989

 

 


(extraits)

I - 1980

 

18 janvier 1980

En commission exécutive (C.E.), cette réflexion : tous les militants du syndicat ne sont jamais peut-être que des chefs, des professeurs, des écrivains... qui ne se trouvent pas à leur place. Et c'est de tels déplacements, décalages que naît l'évolution ou la révolution, selon que les éléments déplacés regagnent leur place, créent un nouvel emplacement ou, inamovibles, agissent comme des leviers. Notre militantisme ne serait au fond que l'expression d'un salutaire désordre.

Il serait bon de pouvoir, comme on prend sa respiration puis la retient pour traverser sans désagrément une zone pestilentielle, se remplir les oreilles de silence ou l'esprit de vide pour échapper à un bruit, une parole, une pensée insupportables.

Un collègue, membre du PCF, accoudé au bar de la cafétéria : "la gueule et le cul, il n'y a que ça de vrai ! Le reste, c'est baratin et compagnie."

 

24 janvier 1980

Une délégation hétéroclite d'"adhérents CFDT", trois "anciens" menés par D, surgit dans le local, interrompt notre réunion et demande à lire une "déclaration". La solennité avec laquelle la demande est formulée prête à rire. Mais ce rire, nous le réservons, pour ne pas envenimer la situation.

Au nom de "quelques adhérents", le Bureau "démocratiquement élu" est sommé d'intervenir pour rétablir l'ordre syndical et pousser la commission exécutive à revenir sur son vote. Elle a en effet refusé à D le vote de désaveu qu'il exigeait dans l'affaire du tract et de l'affaire B. Je lui rappelle ce qui a motivé ce refus. La C.E. n'entend faire le procès de personne ni sanctionner l'initiative d'une section qui a agi démocratiquement. Je renvoie donc le camarade à ladite section et conclut que, de toute façon, le pouvoir, dans notre syndicat, appartient à la C.E. et non au Bureau.

Après une courte et vive explication, qui donne à une ancienne l'occasion d'accuser une "jeune", "dure", "tête brûlée" d'être à l'origine du tract scandaleux, D anathématise : "Ta magouille n'est pas très belle, non ! Mais c'est pas vraiment une magouille parce que tu n'es pas organisé politiquement. Votre Bureau n'est bon qu'à enregistrer et à faire de la paperasse. Dans ces conditions, il n'y a plus rien à en attendre. Moi, je me casse !". Effectivement, il sort, en provoquant un courant d’air.

Plus tard nous apprenons que D a entrepris des démarches auprès de la Fédération pour qu'elle intervienne dans le conflit. Quand on sait comment une fédération agit en pareil cas (exclusions à Lyon-Gare, BNP, Usinor...) et quand on se rappelle le réquisitoire que dressait le même D contre la bureaucratie et l'incurie fédérale, il y a de quoi le prendre en grippe.

D est un militant actif d'une secte trotskiste. Il se prend pour un homme public. Tous ses gestes sont calculés en vue d'un profit politique. Il vit sous la tyrannie du politique et deviendrait vite lui-même un tyran si les circonstances s'y prêtaient. Il doit me considérer comme un affreux "spontanéiste", un indécrottable "basiste" de base.

 

28 janvier 1980

Chaque matin, j'achète le journal au libraire de la rue de Paris. Il fait encore nuit. Le commerçant me souhaite une bonne journée en me rendant la monnaie. Souvent je lui réponds pas un bonsoir et souris de ma bévue. Lui n'y a même pas prêté attention.

 

31 janvier 1980

N cite le cas des Italiens, nombreux dans sa région natale, la Lorraine. Ils restent en France sans demander la naturalisation et ainsi échappent au service militaire tant français qu'italien. Mais les Lorrains qui n'ont pas cette chance partent à l'armée et quand ils reviennent, ils ne trouvent plus de travail : les Italiens ont pris leur place ou bien le patron a réduit les effectifs. Ce n'est pas du racisme, se défend-t-elle. Mais les étrangers exagèrent en tirant avantage du pays qui les accueillent sans en subir la contrepartie.

 

15 mars 1980

Y a-t-il un pouvoir supérieur au pouvoir économique, au pouvoir d'assurer à un humain son existence concrète ?

 

19 mars 1980

Regarder l'homme en face, sachant qu'en même temps, l'homme vous regarde, dialoguer dans la vérité et dans la lumière sans chercher à se masquer, à camper un personnage... Mais pour se faire face, il faut au préalable se séparer, se détacher.

 

23 mars 1980

La première horloge moucharde, autrement dit la pointeuse, apparaît à Etrenia, chez Wedgwood vers 1750. "Il est tout à fait souhaitable qu'ils (les enfants des pauvres) soient, d'une façon ou d'une autre, constamment employés au moins douze heures par jour, qu'ils gagnent leur vie ou non, car, par ce moyen, nous espérons que la jeune génération sera si habituée à une activité constante que cette activité lui apparaîtra avec le temps comme agréable et distrayante" conseille William Temple en 1770.

 

24 mars 1980

Etre séducteur, séductrice, est-ce appeler le désir sur soi ou faire intensément partager son propre désir ?

 

25 mars 1980

Sacco et Vanzetti sont restés sept ans durant, conscients, entre la vie et la mort, en attendant l'exécution de la sentence qui les frappait.

 

3 avril 1980

Un chien urine pour marquer son territoire. Des cons ont maculé d'inscriptions vengeresses le wagon, banquettes, vitres et parois. "Mort aux juifs!", croix gammées, appel à une Europe fasciste. Ils ont dû exécuté leur sale besogne cette nuit, au dernier train. Qu'aurais-je fait si je m'étais trouvé là ? Pourquoi personne ne réagit ? Et moi, je garde le silence... Ils ont marqué leur territoire. Ils n'ont pas cherché à convaincre mais à imprimer leur violence dans un lieu réservé à "la masse".

 

4 avril 1980

Je me suis senti me transformer à l'approche de Pablo comme le bassin d'une femme se transforme dans le travail qui précède l'accouchement. Pablo s'étire, bâille, rote, pète, sourit, fronce les sourcils, pleure, colérise, soupire, éternue.

15 avril 1980

Un enfant vit dans le ventre de sa mère sans respirer. Pourtant il possède des poumons. Ses poumons ne lui serviront qu'à la sortie de l'utérus. J'ai peut-être moi aussi un organe en puissance, caché quelque part.

 

30 mai 1980

F, provocante, dans la navette, annonce son prochain séjour en Tunisie et se frotte les mains : "Pendant quinze jours, je vais pouvoir m'en mettre plein le cul."

 

Quand deux personnes ou plus se rencontrent sans se connaître ni vouloir s'ignorer, elles parlent de ce qui, à tout coup, leur est commun, appartient à tous et à personne : l'air qu'on respire, le ciel sous lequel on vit, la température ambiante.

Face aux météores, les gens expriment leur condition humaine en la rapportant aux phénomènes sur lesquels nul ne peut avoir prise. Cette impuissance reconnue les rapprochent. Le ciel sert de relais. On échange des exclamations, des regrets, une parole minimale qui, de celui qui la profère, ne livre que l'intention de passer le silence ou de lier connaissance, ou plus vraisemblablement, de se plier à l'usage.

 

31 mai 1980

La communication ne peut s'établir que dans un rapport de présence effective. Impossible de communiquer avec quelqu'un qu'on voit tel qu'il devrait être et non tel qu'il est.

 

1 juin 1980

Il n'y a pas de "condition humaine". Il n'y a que des joueurs joués.

 

2 juin 1980

Libération de ce lundi titre "le Pape a fait un bide", signalant que "la super-star" n'a pas réuni au Bourget le quart du million de spectateurs que les plus pessimistes espéraient. Le journal conclut à l'échec de l'Eglise, des médias et des gouvernants qui, en cette période de crise, comptaient utiliser à leur profit l'une et les autres.

Mais si leur projet n'avait consisté qu'à faire pénétrer l'image du Pape, de ce pape-ci, dans la vie du plus grand nombre, alors ils ont pleinement réussi.

A trop dire à l'avance qu'un spectacle emportera un succès sans précédent, on risque en effet le bide. Les gens ne se sont pas déplacés. Certes, mais combien se sont déplacés fictivement, en se portant devant leur téléviseur ? Combien, ce lundi matin, échangent des propos sur la venue du Pape, de ce pape-ci ?

Un des talents des médias est de faire entrer un objet de pensée en masse. La télévision transforme le réel en spectacle et de fait, supplante le spectacle du réel, le refait. A travers le show, la réalité est apprivoisée, à la fois présente et terriblement éloignée.

 

3 juin 1980

Imaginer Léon Zitrone, le baron Empain et Raymond Barre jouant le destin de la France dans une partie de poker endiablée.

 

9 juin 1980

Une affiche est apparue sur les murs de Limeil-Brevannes : "provoquer un avortement, c'est tuer un enfant" en lettres noires sur fond rouge sang. A partir de quand une puissance peut-elle être dite acte et une graine, fruit ?

 

10 juin 1980

En 1979, les Français ont bu 8 000 000 litres de Ricard.

 

14 juin 1980

Dans le Lip-Unité de mai 1980, la section CFDT organise un débat sur le thème du pouvoir à Lip. On y lit que c'est l'inertie des uns qui accroît la part de responsabilités des autres, que le contre-pouvoir a besoin du pouvoir pour exister, comme l'ombre accompagne la lumière, que l'institution-déjà-là bénéficie d'une rente de situation et use les pulsions qui la contestent. Et que, dans le temps, la nécessité économique reprend toujours le dessus. Charles Piaget constate "nous avions le temps de réfléchir ensemble. Ensuite, l'activité économique nous a pris ce temps".

 

 

11 juin 1980

Grève des photo-reporters. Barre, accompagné de deux ministres, avance sur le perron de l'Elysée entre deux rangs de reporters, bras croisés, "l'arme au pied".

 

30 juin 1980

Je relis le numéro 1 des Temps Modernes d'octobre 1951. Sartre dans sa présentation y fait l’éloge de l'engagement. Se définissant lui-même en tant qu"écrivain opératoire", il rappelle la fonction sociale de la littérature. "L'écrivain est en situation dans son époque". Sartre s'adresse à l"homme total", totalement engagé et totalement libre.

 

15 juillet 1980

Narcisse Martin, gendarme en retraite, a permis la libération du vice-président du CNPF. Il avait remarqué quelque chose de "louche" dans la maison d'à côté, louée à des "étrangers".

 

Dans les cellules de la prison de Pontoise, quatre détenus se partagent 4 m² durant 22 heures chaque jour. Cette situation, pour la conscience, n'est-elle pas pire que la mort ?

 

18 juillet 1980

Un homme est abattu. Aucun mobile n'explique l'attentat. Il ne s'agit pourtant pas d'une erreur. Les gens du pouvoir avaient prévu, grâce à des méthodes sophistiqués, que cet homme ne tarderait pas à devenir dangereux et ils ont tué le germe dans l'oeuf.

 

11 septembre 1980

Ce que j'envisage d'entreprendre dans l'affaire DR n'est rien de plus qu'une démarche juridique, confrontant l'institution aux limites qu'elle a elle-même posées. Cette démarche ne vise qu'à "contenir" le pouvoir et non plus à le contester comme naguère. Si elle réussit, elle ne contribuera qu'à confirmer le pouvoir dans son "contenu".

 

22 septembre 1980

La déprime de G est d'autant plus spectaculaire que ce collègue semblait inébranlable, les pieds bien sur terre, d'aucuns le disaient même très "terre à terre". Il s'est effondré, non pas d'un coup, comme assailli par une secousse violente, mais peu à peu, il s'est affaissé, rongé par en dedans. G s'est embourbé dans une partie molle et opaque de lui-même que ne peut traverser la parole, il est tombé "plus bas que terre".

Les nouvelles responsabilités que la Direction lui a confiées l'ont écrasé. Il ne s'est pas senti de taille. Il a commis des erreurs, perdu des fichiers. Il s'est perdu dans un dédale de formules abstraites. Je l'ai vu de jour en jour s'assombrir, assis devant des dossiers qu'il lisait et relisait sans comprendre. Lui si pétulant, perdit l'usage du rire puis celui des mots.

Par moment, on lui sent maintenant le désir de se vautrer dans sa fange pour atteindre le comble de l'abjection, tant il s'est pris en dégoût. Pour le tirer de là, il nous faudrait avoir aimé le G de la veille, qui s'est dissout, le faire revenir à soi. Mais nous ne l'aimions pas tel quel. Absent aux côtés de l'absent, je suis désemparé.

 

24 septembre 1980

Au Nicaragua, Somoza fait fusiller les prisonniers dès l'âge de neuf ans.

 

26 septembre 1980

Mitterrand, interrogé sur la nature du Programme Commun : "pas même socialiste, tout juste social-démocrate".

 

29 septembre 1980

La Pravda donne sa version des événements de Pologne. Elle met en cause "les manifestations des divers groupuscules et de certains éléments antisocialistes qui se sont infiltrés dans les masses travailleuses". On croirait entendre Marchais en 68, ou sur un autre registre, Marcellin.

 

02 octobre 1980

La tabagie du Bureau régional m'inspire cette réflexion : les cercles du pouvoir ressemblent aux cercles de l'enfer. Il y a autant de fumée !

 

5 octobre 1980

Cette nuit, j'ai rêvé que, dans la pièce vide d'un appartement situé au sommet d'un immeuble moderne, et sur sa terrasse, mes proches collègues baignaient leur corps nu dans le soleil matinal.

 

6 octobre 1980

J'ai dit à Pablo en le couchant "peut-être ne passerons-nous pas la nuit". Sadate assassiné, un nouveau Sarajevo et mille ogives nucléaires qui s'abattent sur nous. Quelle époque que la nôtre ! Et quel père je fais !

 

7 octobre 1980

Je demande à JP qui veut entrer au séminaire ce qu'il entend en proclamant "tout pouvoir est satanique". Il précise que c'est le pouvoir quand il vise à concurrencer Dieu et sa Création, et me cite un passage des Évangiles qui présente le diable sous les traits d'un prince.

 

9 octobre 1980

Il y a sur Terre de quoi provoquer une explosion un million de fois plus puissante que celle d'Hiroshima. Chaque humain vit sur l'équivalent de quatre tonnes de TNT.

 

12 octobre 1980

Je crois que nous sommes traversés par une force qui nous mène dans une direction donnée, que nous sommes pour ainsi dire aimantés.

 

15 octobre 1980

Je pensais, dans la navette ce matin, à l'échec de nos tentatives pour prolonger en banlieue "le souffle de mai 68", pour développer des comités de lutte d'usine, de quartier, de lycéens, de mal-logés... et les regrouper en une "Union des Luttes". Longtemps, j'ai cru que nous avions perdu la partie faute de persévérance, les uns trahissant, les autres se décourageant.

Notamment, j'en ai voulu à H d'être passé au syndicalisme et de brûler son énergie à coller des affiches CFDT, à recruter, à collecter, à négocier... à renforcer un appareil somme toute imperméable à nos espoirs et à nos exigences.

Pourtant, en revenant sur l'époque, je me demande si je l'ai bien comprise. Les intentions étaient certes différentes. Nous désirions un autre pouvoir, une autre vie. Mais à nos actes collaient les vieilles réalités. En fait, à travers nos comités de lutte, nous faisions comme du syndicalisme. Au-delà des déclarations, soumis au régime de la pénurie, en ces temps que nous proclamions naïvement révolutionnaires ou du moins, "prérévolutionnaires", nous n'obtenions pas les "mandats impératifs" que nous réclamions ni des mandataires en nombre suffisant pour donner un contenu à notre exigence.

Nous faisions du présyndicalisme hors des structures puis cette pratique s'est progressivement glissée dans les formes convenues. A une autre pratique, authentiquement nouvelle, auraient correspondu d'autres structures, durablement nouvelles. Mais la volonté ne suffit pas. A faire "comme si", on gaspille ses faibles forces.

 

19 octobre 1980

Alors que la navette file à vive allure sur le chemin tortueux, j'arrête qu'il n'est pas affirmation plus irréfutable que l'affirmation qui ne peut être prouvée. Toute preuve ramène la pensée qui la convoite au domaine du tangible, qui est celui du périssable, qui est celui du relatif, de l'humain, du mortel. Or c'est à cette mort qu'on aspire à échapper, du moins en pensée... Il faut donc obtenir une affirmation qui nie la mort, l'escamote et apporte comme preuve de sa vérité qu'elle ne peut être prouvée. Exemple : Dieu existe.

 

21 octobre 1980

Au réveil, le rêve d'où je sors est agrippé au rebord de ma conscience. Sans un effort vigoureux du langage pour le hisser, il retombe inexorablement dans l'oubli.

 

Celui-ci : FR me demande de lui prêter main forte au Bureau. Les conditions de travail se sont gravement dégradées. Il faut organiser la riposte. Les lieux ne me sont pas familiers. Je me perds à plusieurs reprises mais finis par rejoindre le camarade. Il organise à mon intention une visite des services. Les salles sont effectivement vétustes, laides et poussiéreuses. C'est à peine si je réussis à me frayer un chemin dans un amoncellement de sacs postaux et d'appareils en tout genre.

Parvenu dans les couloirs de la Direction, je réclame le Big Boss. Sa secrétaire me laisse entendre que D.V. ne tient pas à me recevoir. Si j'insiste, il se dérobera sous n'importe quel prétexte. "Vous comprenez, me souffle-t-elle à l'oreille, vous êtes un emmerdeur". J'insiste pourtant et c'est le sous-directeur, un gros en chemisette, le front perlant de sueur, qui se résout à me recevoir.

Je dresse mon réquisitoire. Il y souscrit en partie et convient que la décision appartient à son supérieur. Il me promet d'arranger une rencontre dans l'heure qui suit et me fixe rendez-vous dans la salle de conférence, quelques étages plus bas.

Je décris à FR, perplexe, ma victoire et le prie de m'indiquer le chemin de la salle de conférence. Pour tromper l'attente qui s'annonce, je décide d'explorer tous les étages, méthodiquement. Au passage, je croise d'anciennes connaissances que je ne pensais pas trouver là. Parvenu au sous-sol, quelle n'est pas ma surprise en découvrant, derrière une porte sans inscription, une salle de théâtre et une troupe d'enfants et d'adultes occupés à répéter ! Je m'assois en retrait pour suivre le spectacle. Mais il ne présente aucun intérêt. Avant de m'éclipser, j'interroge le metteur en scène. L'homme, d'un ton presque agacé, me répond qu'il s'agit de la troupe du Comité d'Entreprise. On prépare le spectacle de fin d'année. Je claque la porte en criant "au Bureau, le paternalisme est roi !"

 

 

21 octobre 1980

Pour mémoire, j'ai décidé de prendre le relevé détaillé de la journée qui vient :

7H Me lève, dégoulinant de sécrétions oniriques.

8H Rédige sur le cahier la courte réflexion que ma pensée poussait devant elle depuis le réveil.

8H25 Dans la navette, je broie du vide en ravivant le souvenir des rêves de la nuit pour ne pas le perdre.

8H40 Profitant de l'absence des collègues partis à la cafétéria, rédige à la hâte la relation des rêves.

9H Les collègues sont revenus. Le bruit qu'ils font empêche toute concentration. Je termine ma rédaction dans un ultime effort. Commence mon "boulot".

9H30 Relis la lettre au Ministre écrite la veille, la corrige, la photocopie, envoie un double à la section CGT en lui proposant de s'associer, met en circulation le texte dans le service.

10H Lis, dès qu'un moment le permet, le Monde d'avant-hier.

11H30 A table, la discussion porte sur l'émission télévisée de la veille. On commente le film Dupont la Joie (que je n'ai pas vu), puis le débat qui a suivi, enfin on débat soi-même.

12H La discussion, animée, se prolonge devant les tasses de café. On fait mal le départ entre racisme et xénophobie. Quelques-uns déclarent ne pas être racistes malgré toutes les bonnes raisons qu'ils auraient de l'être.

12h30 Je m'adonne paisiblement à la lecture des Monde du mardi et du mercredi en prenant quelques notes.

13H30 Mes voisins sont décidément trop volubiles. J'entreprends de ranger mon bureau où règne un très grand désordre. Je suis comme un terre froide, plus souvent en jachère qu'en activité.

14H Je conviens avec MC de la prochaine réunion de la section. Entre deux tâches, j'attrape au vol quelques pensées vagabondes et les épingle sur la page-liège.

15H J'ai encore commis des erreurs dans mes programmes. Je n'arrive plus à tout concilier. Il me faut les réparer dare-dare.

16H J'appréhende la fin de cette journée où rien ne s'est produit.

16H45 Je lis avec intérêt un article de Positif consacré à l'Age d'Or de Bunuel et Dali : attirance-répulsion, désir de vie-désir de mort, désir de soi-désir de l'autre...

17H45 Dans la navette, je repense entre autres à ma rencontre cet après-midi avec le chef de centre. Sa poignée de main n'a rien eu d'amical. Nos rapports n'ont jamais été aussi mauvais. C'est un homme qui veut concentrer tous les pouvoirs entre ses mains. Du coup, il concentre mes attaques. Or, en cette période d'incertitude où sa situation est risquée, il m'assimile à une menace insupportable.

J'imagine le jour où une personne mal intentionnée m'apostrophera : "Bonjour Monsieur le Comité !" tant je suis coupable de me dissimuler derrière une responsabilité dite collective.

Le chauffeur plaisante grossièrement au sujet de son jardin. Comme à l'habitude, il doit être soûl. Je pense au jardin que nous avons partagé, le printemps dernier. L'expérience a tourné court, chaque collègue voulant imposer ses désirs et reprochant aux autres associés d'"en faire moins".

18H A la maison, mon lot de tâches ménagères.

19H Prends les mesures dans l'appartement que nous allons habiter.

22H Je remets de l'ordre dans mes notes.

22H30 Je dessine le plan de l'appartement d'après mon relevé.

Minuit Au lit avec Danielle. Pablo ronfle. Je lis quelques pages du Journal de Kafka.

 

23 octobre 1980

Du souterrain de la gare de Villeneuve-Saint-Georges, s’échappe le rythme d’un jazz enjoué. Le trimardeur marche devant moi. Il porte les cheveux longs et blancs, son éternel imperméable beige et d'une main, un couffin empli de victuailles glanées çà et là, de l'autre, un coffret de mandoline ficelé. La musique remplit le couloir. Nous arrivons à sa source : un diable d’homme qui joue de quatre instruments en même temps . Le vagabond se retourne, le considère, le passe, hésite, revient sur ses pas. D’ordinaire, c’est lui qui est à cette place. Adossé au mur du couloir, il chantonne Au Clair de la Lune, en fixant le plafond de ses yeux très bleus. La musique l’attire irrésistiblement. Il est scotché. Un souffle de poésie métamorphose d’un coup les lieux et les gens.

 

On l'a appelé l'Union du peuple de France, puis l'Union à la base. On l'appelle aujourd'hui le Peuple de Gauche.

 

8 novembre 1980

Je partais passer mes vacances dans un bourg du centre de la France. Les villageois étaient réputés pour leur habileté dans l'art de la lutherie, et, pour leur xénophobie. Mon arrivée éveille leur méfiance voire leur hostilité. Comme je me glisse dans un cercle de joueurs de pétanque, l'un d'eux lance dans ma direction ses boules, au risque de me blesser.

Mais un gaillard m’a repéré. C'est un membre de la famille. Il m'invite chez lui. Comme la plupart ici, il façonne dans le buis des sabots et des instruments de musique. Faut-il pourtant que de tous les artisans, ce soit le moins adroit ! En outre, son comportement à mon égard flotte. Il doit m'apprendre le métier - c'est le motif de mon séjour en ces lieux. Mais chaque fois que je me rends dans son atelier, il est absent.

Plus tard, je me promène au bord de l'océan intérieur. Une embarcation chavire. Je cours chercher du secours, trouve sur ma route un marin et le prévient. Les rescapés, lorsqu'ils m'aperçoivent, m'encerclent, menaçants. Pourquoi les ai-je abandonnés ? Je me disculpe en désignant le marin. Ils comprennent : c'est un redoutable naufrageur, un dénommé Dupuy, personnage connu depuis le Moyen Age. Le conservateur du musée où ils m'entraînent confirme en me montrant une gravure. Celui qu'on voit entouré de ses hommes, sur le pont du navire, s'appelait à l'époque Puislt, qu'on peut traduire par "et puis ?", "et la suite ?".

 

9 novembre 1980

Se libérer nécessite-t-il plus de pouvoir ? Ce qui nous assure notre existence est un certain pouvoir que nous exerçons envers la nature et les autres humains. On ne peut exister sans avoir le pouvoir d'exister. Où puisons-nous ce pouvoir ?

 

12 novembre 1980

Je passe par le portillon automatique de la gare. Plus de contrôleur. Ce n'est pas un humain qui accorde le passage aux usagers en règle, quelqu'un avec qui on peut discuter, chicaner, qui a ses états d'âme, une âme... qu'à tout le moins l'on voit, mais une machine qui fonctionne inexorablement et nous commande. Peyrefitte veut réformer la Justice pour parvenir à "l'automatisme des peines". Vive la société automatique.

 

16 décembre 1980

Marie-France Garaud en appelle aux "millions de braves gens" pour qui "gagner sa vie, élever sa famille et pouvoir compter sur son épargne" est le voeu le plus sincère.

 

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Je désire la suite

 

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